In Between, Montréal, Éditions Hurtubise, 2016, 225 p.
« In Between,
ça se veut un hommage. Un hommage aux relations père-fille, un hommage à
l’amour d’une enfant pour son papa. De l’enfant qui, même si elle
grandit, même si elle devient adulte, reste la petite fille quand il est
question de son papa. Écrire les mots en dédicace de mon livre :
« À mon père, Michel Marcil », c’est un cadeau que je m’offre.
Une manière de lui dire, encore et toujours, à quel point je suis fière
d’être sa fille. »
(Alexandra Mignault, « Marie Demers : Faire son deuil [entrevue] », Québec, Les Libraires, no 93, 2016-02-01.)
« Mon père [Jean Rivard...*] était cette carte [Le Monde] dans mon jeu de tarot intérieur. »
Ce
chant d'amour à la mémoire du père disparu prématurément, ce cri de
colère et de révolte, qualifié de « roman » par l'éditeur, relève
davantage de l'introspection, de l'auto-analyse sauvage. Quant à
l'aspect romanesque, il est assuré par le récit intime des nombreux
voyages d'Ariane, l'auteure-narratrice : Buenos Aires, Dublin,
Bruxelles, Paris, Pau, Cap-Vert, Inde, Ladakh, sans oublier Montréal.
«
Faire son deuil », de la vie familiale (le deuil du père adulé, de la
mère, présence lyrique et accablante, de la nouvelle « belle-mère »,
rivale amoureuse), de la vie de couple (le deuil de ses nombreuses
passions amoureuses, de ses fortes amitiés, vécues pendant son périple à
travers les continents), tel est l'enjeu de cette quête de sens.
Si
Marie Demers n'épargne aucun de ses proches, décrits outrancièrement par des traits grossis, caricaturaux, elle ne se donne pas le beau rôle
pour autant :
« Avec les années, je suis devenue la fille qui n'a envie de rien. Je suis un personnage secondaire
triste d'un téléroman poche. [...] Je suis une fin de bougie triste du magasin à une piasse. » (p. 32)
«
Mon père n'est qu'un alibi. Crédible, soit, mais insuffisant. Sa mort
matérialise un vide intérieur qui me démange depuis trop longtemps. »
(p. 33)
« Mon départ précipité post-toi-mortem est la preuve irréfutable de mon
égoïsme. Preuve irréfutable aussi de mon impossibilité à dealer avec la
réalité. Ma réalité. J'ai peut-être l'air inconsciente comme ça, mais je
suis plutôt lucide. Lucide d'être égoïste et peureuse. » (p. 190)
Seuls les « vieux » (son grand-père, l'amie française) semblent échapper à ses jugements radicaux :
« Quand t'as 72 ans, être en retard de 20 minutes, c'est comme être
en retard de deux heures. La ponctualité vient naturellement avec l'âge.
Peut-être que l'horloge biologique de ta mort imminente t'oblige à
profiter efficacement de chaque instant. Les retards correspondraient à
un gaspillage dramatique des minutes de vie restantes. » (p. 150)
Divisé en cinq chapitres : Blackbird ; The professor et la fille qui danse ; See My Girl ; Harvest Moon ; Baby Come Home,
ce premier ouvrage se lit comme un « roman », porté par une écriture
vive, forte, intransigeante, acide comme la jeunesse, par un style
corrosif, tout en ruptures de tons, animé par des dialogues, vrais,
crus, et par une utilisation judicieuse de nombreux termes anglais et
espagnols, reflets de l'éloignement et de la déroute de la narratrice.
Cette
« championne des coups bas », cette manipulatrice mal dans sa peau,
cette paumée magnifique n'a pas fini de faire parler d'elle...
« On aime juste pour être aimé en retour. Puis, si on a la chance
infinie d'aimer et d'être aimé en retour, on sabote tout. » (p. 85)
* Dans ce récit, le père est appelé Jean Rivard, une réminiscence des études littéraires de l'auteure (?), en souvenir de Jean Rivard, le défricheur, récit de la vie réelle,
d'Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882), publié en 1862. Dans la préface de
la réédition de 1932, l'auteur affirme que certains détails relèvent de
la vie intime, que son intention n'a jamais été de faire un roman...
9,5/10
Mots clés : Marie Demers, "Roman québécois", "Jean Rivard, le défricheur", "In Between"