dimanche 29 octobre 2017

DANS LA FORÊT DES PARADOXES / Jean-Marie Gustave Le Clézio

Dans la forêt des paradoxes, Conférence Nobel de J.M.G. Le Clézio, Stockholm, La Fondation Nobel 2008, 7 décembre 2008, 11 p.

Sauf en randonnée, je déambule habituellement avec un sac en bandoulière, dans lequel je traîne quelques photocopies ou revues, lorsque je dois attendre ou me déplacer : clinique, concessionnaire auto, métro, salle de cinéma, etc. J'attendais donc, récemment, chez le concessionnaire automobile et j'ai sorti de mon sac une photocopie passablement écornée d'un texte de Le Clézio, qui devait être là depuis 2008, et que je n'avais pas encore lu, vu son nombre de pages...

Si vous vous demandez souvent, comme moi, pourquoi on écrit, pourquoi la littérature est essentielle à la vie, ce texte répondra à nombre de vos questions et vous comblera. Les extraits suivants devraient vous en convaincre, du moins je l'espère.

« Pourquoi écrit-on ? J'imagine que chacun a sa réponse à cette simple question. Il y a les prédispositions, le milieu, les circonstances. Les incapacités aussi. Si l'on écrit, cela veut dire que l'on n'agit pas. Que l'on se sent en difficulté devant la réalité, que l'on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer, une distance, un temps de réflexion. » [..]

« « Comment est-il possible par exemple de se comporter, d'un côté comme si rien au monde n'avait plus d'importance que la littérature, alors que de l'autre il est impossible de ne pas voir alentour que les gens luttent contre la faim et sont obligés de considérer que le plus important pour eux, c'est ce qu'ils gagnent à la fin du mois ? Car il (l'écrivain) bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de s'apercevoir de son existence. » » [Stig Dagerman, « L'écrivain et la conscience », dans La Dictature du chagrin, recueil de textes politiques.] [...]

« C'est la pensée pessimiste de Dagerman qui m'envahit plutôt que le constat militant de Gramsci ou le pari désabusé de Sartre. Que la littérature soit le luxe d'une classe dominante, qu'elle se nourrisse d'idées et d'images étrangères au plus grand nombre, cela est à l'origine du malaise que chacun de nous éprouve - je m'adresse à ceux qui lisent et écrivent. » [..]

« Le paradoxe de la révolution, comme l'épique chevauchée du chevalier à la triste figure, vit dans la conscience de l'écrivain. S'il y a une vertu indispensable à sa plume, c'est qu'elle ne doive jamais servir à la louange des puissants, fût-ce du plus léger chatouillis. Et pourtant, même dans la pratique de cette vertu, l'artiste ne doit pas se sentir lavé de tout soupçon. Sa révolte, son refus, ses imprécations restent d'un certain côté de la barrière, du côté de la langue des puissants. Quelques mots, quelques phrases s'échappent. Mais le reste ? Un long palimpseste, un atermoiement élégant et distant. L'humour, parfois, qui n'est pas la politesse du désespoir mais la désespérance des imparfaits, la plage où le courant tumultueux de l'injustice les abandonne.

Alors, pourquoi écrire ? L'écrivain, depuis quelque temps déjà, n'a plus l'outrecuidance de croire qu'il va changer le monde, qu'il va accoucher par ses nouvelles et ses romans un modèle de vie meilleur. Plus simplement, il se veut témoin. Voyez cet autre arbre dans la forêt des paradoxes. L'écrivain se veut témoin, alors qu'il n'est, la plupart du temps, qu'un simple voyeur. » [...]

« L'écrivain n'est jamais un meilleur témoin que lorsqu'il est un témoin malgré lui, à son corps défendant. » [...]

« Agir, c'est ce que l'écrivain voudrait par-dessus tout. Agir, plutôt que témoigner. Écrire, imaginer, rêver, pour que ses mots, ses inventions et ses rêves interviennent dans la réalité, changent les esprits et les coeurs, ouvrent un monde meilleur. [...] Comment l'écrivain pourrait-il agir, alors qu'il ne sait que se souvenir ? » [...]

« Aujourd'hui, au lendemain de la décolonisation, la littérature est un des moyens pour les hommes et les femmes de notre temps d'exprimer leur identité, de revendiquer leur droit à la parole, et d'être entendus dans leur diversité. Sans leur voix, sans leur appel, nous vivrions dans un monde silencieux. » [...]

« À l'enfant inconnu que j'ai rencontré un jour, au bord du fleuve Tuira, dans la forêt du Darién. [...] Il nous rappelle les deux grandes urgences de l'histoire humaine, auxquelles nous sommes hélas loin d'avoir répondu. L'éradication de la faim, et l'alphabétisation.

Dans tout son pessimisme, la phrase de Stig Dagerman sur le paradoxe fondamental de l'écrivain, insatisfait de ne pouvoir s'adresser à ceux qui ont faim - de nourriture et de savoir - touche à la plus grande vérité. L'alphabétisation et la lutte contre la famine sont liées, étroitement interdépendantes. »

Pour qui souhaiterait lire le texte de cette conférence au complet  :

https://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2008/clezio-lecture_fr.html

9,5/10 J.M.G. Le Clézio, "Dans la forêt des paradoxes", "Prix Nobel 2008", Écriture, Littérature, Alphabétisation, Famine, Faim, Jean-Marie Gustave Le Clézio