lundi 16 octobre 2017

L'HOMME-DÉ / Luke Rhinehart

L'Homme-dé, Villeneuve-d'Ascq, Éditions de l'Olivier, [1971 : Éditions Talmy Franklin, édition originale parue sous le titre : The Dice Man], [1995 : Éditions de l'Olivier, pour la traduction française], [2014 : Éditions de l'Olivier, pour la présente édition], coll. « Replay », 521 p. [Traduit de l'anglais (États-Unis) par James du Mourier.]

Né en 1932, George Powers Cockcroft, alias Luke Rinehart, a enseigné la littérature et la psychologie.

« Recherché par le F.B.I. : Luke Rinehart, 32 ans, marié.
Profession : psychiatre. Résidence : New York.
Motif : subversion de la vie quotidienne.

Le psychanalyste Luke Rhinehart a décidé de transformer son existence en un immense jeu de hasard : il laisse de simples dés prendre pour lui toutes les décisions de son existence. Très vite, le « syndrome du dé » se répand dans la population. Et les autorités s'inquiètent. Car le Dr Rhinehart a peut-être inventé, sans le savoir, le moyen d'en finir pour toujours avec la civilisation.

L'Homme-dé, manifeste subversif affirmant le droit à l'expression de tous les fantasmes, est devenu très vite une sorte de mot de passe pour initiés. Après sa publication quasi clandestine en France (1971), il fait désormais partie des « livres cultes » [...]. » [Quatrième de couverture]

« « Le style fait l'homme » dit un jour Richard Nixon, et il passa sa vie à ennuyer ses lecteurs. » Dès l'incipit (p. 9), le ton est donné, de même que par le dernier exergue : « N'importe qui peut être n'importe qui. L'Homme-Dé » (p. 11).

« Au commencement était le Hasard. Et le Hasard était avec Dieu et le Hasard était Dieu. Au commencement Il était avec Dieu. Toutes choses furent faites par Hasard et sans lui ne fut nulle chose accomplie. En Hasard était la vie et la vie était la lumière des hommes.

Il y eut un homme envoyé par Hasard, et dont le nom était Luke [Luc, luck]. Ce fut lui qui vint en témoin, pour rendre témoignage de Fantaisie, en sorte que tous les hommes pussent croire à sa suite. Il n'était pas le Hasard mais il fut envoyé pour rendre témoignage du Hasard. Ce fut le vrai Accident qui hasardise tout homme né en ce monde. Il fut dans le monde et le monde fut fait par lui, et le monde ne le connaissait pas. Mais à tous ceux tant qu'ils étaient qui le reçurent, il donna pouvoir de devenir fils du Hasard, même à ceux qui croient accidentellement, car ils étaient nés non de sang, non par la volonté de la chair, ni par la volonté des hommes, mais du Hasard. Et le Hasard se fit chair (et nous avons adoré sa gloire, sa gloire de fils unique du Père-Fumiste tout-puissant [du Père Capricieux tout-puissant], et il demeura parmi nous, tout-chaotique, tout-faux et tout-fantaisiste.

Le Livre du Dé. » (pp. 7 et 505)

« [...] il suffit de dresser une liste de 6, 12 ou 36 actions et de laisser voir laquelle choisit le dé (divorcer, tuer un inconnu, se comporter en obsédé sexuel pendant une soirée, aller violer sa voisine, parler comme Jésus-Christ), diégétiquement parlant il n'y a plus vraiment de roman possible : il n'y a au mieux que des pistes qui s'entrecroisent (au cas où le livre serait écrit dé à la main) au pire qu'une partie truquée (au cas où l'imagination de l'auteur remplacerait le décret du Dé). Mais « l'Homme Dé » évite malicieusement cet écueil, car il se présente « d'entrée de jeu » comme une réflexion à la première personne sur le Moi humain pris dans les filets de l'existence. Une lente descente en spirale jusqu'au cœur de la psyché humaine, une odyssée chaotique qui au lieu de se laisser enivrer par les splendeurs et les misères du possible, préfère plutôt se placer sur un plan historique, social et psychologique. Ce que comprend peu à peu Rhinehart (le personnage cette fois), c'est que le Hasard est un dieu bien pratique, lui permettant d'échapper à la tyrannie moderne de la Personnalité Unique : non seulement il peut enfin laisser libre court à toutes les personnalités qu'il sent s'agiter au fond de lui, mais de surcroît il n'a pas à endosser la responsabilité du choix en question. Une soumission totale qui entraîne une liberté totale. »

SENSCRITCHAIEV, « Le miroir à six faces », Sens critique, 10 juillet 2011, modifiée le 30 juillet 2012.

Ce roman iconoclaste, coup de poing, cynique, déstabilisateur, destructeur, délirant, amoral, cru, tendancieux, fou est écrit de main de maître. Mettant à bas tous les tabous (sexuel, psychologique, social, religieux, spirituel, économique, historique, politique, etc.), ce livre, faussement présenté comme autobiographique, est une véritable bible écrite en hommage à la Fantaisie.

Du Philip Roth à la puissance 100 ! À ne pas mettre en toutes les mains !

« [...] la dé-thérapie propose aux patients de former des décisions en jetant les dés. Notre but est de détruire la personnalité. Nous voulons créer à la place une personnalité multiple : un individu incohérent, instable et de plus en plus schizoïde. » (p. 304)

[...]


« - Ma théorie est que nous avons tous des pulsions minoritaires qui, étouffées par la personnalité normale, sont rarement libérées pour entrer en action. Le désir de battre sa femme est refréné par les notions de dignité, de féminité, et parce qu'on préfère les porcelaines qui ne sont pas fêlées. L'aspiration religieuse est bloquée par l'assurance qu'on est athée. [...] » (p. 304)

« Les pulsions minoritaires sont les nègres de la personnalité. Elles n'ont pas connu de liberté depuis la fondation de la personnalité : elles sont devenues des êtres invisibles. Nous refusons de reconnaître qu'une pulsion minoritaire est potentiellement un être à part entière, à condition qu'on lui accorde les mêmes chances de développement qu'aux principaux moi conventionnels ; jusque-là, la personnalité dans laquelle vit cette pulsion restera divisée, victime de tensions qui provoquent périodiquement des explosions et des émeutes. » (p. 304)

[...]

« - Dans des sociétés stables, intégrées, cohérentes, l'étroitesse de la personnalité avait une valeur ; on pouvait se réaliser avec un seul moi. Ce n'est plus vrai aujourd'hui. Dans une société multivalente, seule une personnalité multiple peut faire l'affaire. Nous avons chacun une centaine de moi potentiels réprimés ; nous avons beau fouler à toute force le sentier étroit de notre personnalité, nous ne parvenons jamais à oublier que notre plus profond désir est d'être multiples, de jouer de nombreux rôles différents. [...] » (p. 305)

[...]

« [...] Seule la dé-thérapie reconnaît ce que nous choisissons tous d'oublier : que l'homme est multiple. » (p. 310)

[...]

« - C'est au garde-chiourme que l'on appelle la personnalité normale, rationnelle, que l'idée de libérer le violateur, le meurtrier, le bouffon en nous, paraît dingue. De même que l'idée de libérer l'être pacifique paraît dingue aux yeux de la personnalité de garde-chiourme du meurtrier. Mais aujourd'hui, la personnalité normale n'approfondit que la frustration, l'ennui et le désespoir. La dé-thérapie est la seule théorie qui se propose de tout faire sauter. » (p. 311)

[...]

« - Mais qu'est-ce que c'est que cette nature humaine que vous vous acharnez tous ensemble à défendre ? Regardez-vous dans la glace. Qu'est-il donc advenu du vrai découvreur que vous portiez en vous ? de l'amant ? de l'aventurier ? du saint ? ou de la femme ? Vous les avez tués. Regardez-vous et demandez-vous : « Est-ce là l'image de Dieu à laquelle l'homme a été créé ? » [...] C'est un blasphème. Dieu crée, fait des expériences, chevauche les vents. Il ne patauge pas dans le tas de vieille matière fécale du passé. » (p. 322)

9,5/10 Luke Rinehart, George Powers Cockcroft, "L'Homme-dé", "Livre culte"