samedi 7 avril 2018

L'ARCHIPEL DES SOLOVKI / Zakhar Prilepine

L'Archipel des Solovki, Arles, Actes Sud, coll. « Lettres russes  », [2014] 2017, 823 p. Roman traduit du russe par Joëlle Dublanchet : Obitel'.

Avant-propos : p. 7-14 ; Livre I : p. 15-449 ; Livre II : p. 451-766 ; Postface : p. 767-776 ; Appendice. Journal de Galia Koutcherenko : p. 777-802 ; Quelques remarques : p. 803-817 ; Épilogue : p. 819-821.

Lauréat 2017 du Grand Livre pour Obitel'.

Après la lecture, dans les années quatre-vingt, de l'Archipel du Goulag. 1918-1956, essai d'investigation littéraire d'Alexandre Soljenytsine, en trois tomes, je ne croyais pas lire à nouveau sur ce sujet, encore moins un « roman d'amour »... La critique de Christian Desmeules, « Voyage au bout de l'enfer. L'archipel des Solovki est une plongée en apnée au coeur du premier goulag de l'Union soviétique », Le Devoir, 9 décembre 2017, p. 40, m'a convaincu du contraire, fort heureusement.

« Ce camp fut créé en 1923 dans les îles de l'archipel des Solovki par le pouvoir soviétique. Il était implanté dans un haut lieu monastique existant depuis le XVe siècle. Situé au milieu de la mer Blanche, à 500 kilomètres de Saint-Petersbourg et à 160 kilomètres du pole Nord, c'est là que « l'archipel du goulag commença son existence maligne, et bientôt il aurait des métastases dans tout le corps du pays », écrira plus tard Soljénitsyne. » (note 1, p. 10)

Ce roman ne s'adresse sans doute pas à tous les lecteurs. Sa longueur, son univers foisonnant de noms, de patronymes, de lieux, de personnages en font une lecture captivante, certes, mais ardue. Ça ne se lit pas comme un polar... Quoique, par certains côtés, le sort des personnages principaux ne se jouera qu'à la toute fin, haletante.

L'auteur, né en 1975, poète, rocker, flic, videur en boîte de nuit, commandant dans les forces spéciales en Tchétchénie, apparaissait dans le roman Limonov [Édouard] d'Emmanuel Carrère « sous les traits d'un « nasbol convaincu », soit un militant du Parti national-bolchevique, aujourd'hui « nationaliste d'extrême gauche ». (Voir le court texte de Grégoire Leménager, « Zakhar Prilepine. Le « méchant » surdoué », L'Obs, no 2783, 8 mars 2018, p. 84.)

Dans la Postface, l'auteur raconte sa rencontre avec la fille de Fiodor Ivanovitch Eïkhmanis, « fondateur des camps de concentration de la Russie soviétique » (p. 11) et chef du camp des Solovki, né le 25 avril 1897 et décédé le 3 septembre 1938, lors des purges staliniennes, l'un des personnages centraux du roman, qui lui remet le journal de Galina Andreevna Koutcherenko, gardienne, héroïne, avec le  détenu Artiom Goriaïnov, de cette  « histoire d'amour ».


« Artiom, jeune homme parricide (allusion assumée aux Frères Karamazov) déporté aux Solovki, se retrouve [...] immergé au milieu d'une population, haute en couleur, de droits-communs, de politiques, de membres du clergé, d'officiers de l'Armée blanche, de soldats de l'Armée rouge, de tchékistes...

Dans une langue dense, tenue, charnelle, Zakhar Prilepine, l'écrivain le plus populaire actuellement dans son pays, fixe ce moment nodal où tout va basculer pour faire de la Russie l'enfer d'une autre planète.

Un roman russe, très souvent dostoïevkien, un grand livre ! » (Quatrième de couverture)

Si le Livre I, qui se déroule en été, met en place l'univers carcéral et les principaux protagonistes et semble refléter une certaine sérénité ou du moins un « vivre ensemble » relatif entre geôliers et prisonniers, le Livre II, en automne-hiver, après une tentative d'assassinat du chef de camp, donne plutôt froid dans le dos, même si l'humour et le cynisme d'Artiom, le héros de cette épopée infernale, sinon de l'auteur lui-même, dominent tout au long du roman.

Un long voyage dans les ténèbres, dont on ne revient pas indemne.


EXTRAITS

« [...] notre différence tient dans le fait que nous nous punissons très vite et de nos propres mains - nous n'avons pas besoin pour cela des autres peuples. Il arrive qu'ils viennent quand même lorsque, disons, nous nous sommes brisé les jambes, arraché les yeux et qu'avec notre gorge qui gargouille et notre sang qui s'écoule, nous sommes étendus et passons tendrement nos mains sur la terre.

L'homme russe n'a pas pitié de lui-même : c'est là son caractère principal.

En Russie, Dieu laisse tout faire. Il n'a rien à faire chez nous. » (p.774-775)


« Dans un roman, l'écrivain pense qu'il s'est caché, et qu'il se révèle dans l'un des héros, ou dans deux, ou dans trois, tout entier, avec toute sa bassesse. Tandis que dans le journal intime, que l'on écrit toujours dans l'espoir qu'il sera lu, celui qui écrit (cela peut être n'importe qui, moi par exemple) fait des simagrées, se donne des grands airs. Juger d'après des journaux intimes, c'est stupide. » (p. 787)

« La révolution n'a pas de gratitude. C'est sans doute normal. Le futur envoie l'inutile aux oubliettes. C'est ce qu'il faut. » (p. 789)

9/10 Zakhar Prilepine, "L'Archipel des Solovki", "Roman russe", Alexandre Soljenytsine, "L'Archipel du goulag", Emmanuel Carrère