lundi 8 octobre 2018

LE LAMBEAU / Philippe Lançon

Le Lambeau, Paris, Gallimard NRF, 2018, 511 p.

« JE SUIS CHARLIE » ou LA LITTÉRATURE AVANT TOUT

Ni roman ni essai, ce livre inclassable, écrit par Philippe Lançon, journaliste à Libération et à Charlie Hebdo, amplifie, magnifie le pouvoir des mots, de l'écriture, de la littérature.

« [...] une sorte de livre ouvert : aux autres, et pour les autres. » (p. 375)

Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon participe à la réunion de la rédaction de Charlie Hebdo, qui se terminera, comme on le sait, dans un bain de sang. Blessé lourdement à la mâchoire, Lançon devient une « gueule cassée ». L'écriture sera sa rédemption.

Divisé en une vingtaine de chapitres, aux titres plus éloquents les uns que les autres, contrairement au titre général, ce livre débute avec l'attentat contre Charlie Hebdo et prend fin avec l'attentat au Bataclan, le 13 novembre 2015.

Ni réquisitoire ni discours revanchard, ce récit déroule le temps de la guérison, de la rééducation de l'auteur.

« Je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé ; je vivais le temps interrompu. » (p. 381)

Hospitalisé pendant près de trois mois à l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière (chapitres 1 à 17), en rééducation ensuite pendant près de sept mois à l'Hôpital militaire des Invalides (chapitres 18 à 20), qui seront suivis par deux ans et demi de kinésithérapie, Lançon aurait eu toutes les raisons de maudire les terroristes responsables de son état, ainsi que le destin. Il n'en sera rien. S'appuyant sur « [...] une phrase de Milan Kundera qui disait à peu près : « Rien ne sera pardonné, tout sera oublié. » » (p. 382), sans négliger le soutien inconditionnel de ses proches et du personnel médical, il fera de la littérature et de la musique ses bouées de survie. Entre l'Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, les Lettres à Milena de Franz Kafka et la Montagne magique de Thomas Mann, « [...] mes trois miroirs déformants et informants [...] » (p. 376), l'auteur vogue de souvenirs en réminiscences, sans jamais s'appesantir sur son sort.

« On n'échappe pas à l'enfer dans lequel on est, on ne le détruit pas. Je ne pouvais pas éliminer la violence qui m'avait été faite, ni celle qui cherchait à en réduire les effets. Ce que je pouvais faire en revanche, c'était apprendre à vivre avec, l'apprivoiser, en recherchant, comme disait Kafka, le plus de douceurs possible. » (p. 384-385)

Dans ce récit, le passé joue un rôle majeur (amours, amitiés, famille, adolescence, etc.).

« « On arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus comme ceux des voyages dans les pays où personne n'est allé. » » Marcel Proust (p. 377)

Si vous aimez les romans et les récits d'Emmanuel Carrère, son style, vous vous délecterez, si je puis dire, de ce livre émouvant, touchant et superbement écrit.

Un aparté : je ne peux me retenir de citer ses propos sur le premier tome du Journal de Philippe Muray [voir le blogue du 31 juillet 2018].

« [...] le pessimisme de Muray, dont j'appréciais la mauvaise foi et la résistance posthume au moralisme ambiant, était devenu grisâtre et hors de propos. Il était mort en 2006 à soixante ans et je l'avais enterré, comme on dit dans la presse, avec affection dans Libération. C'était un écrivain baroque, au sens propre de l'adjectif, un homme qui n'en finissait jamais de tirer des lignes autour des motifs de sa mélancolie et de son exaspération. Au début des années quatre-vingt, lecteur à l'université californienne de Berkeley, il avait identifié et décrit ce qui allait devenir en France le « politiquement correct », et qui n'était jamais qu'une forme de puritanisme renouvelé par les sirènes du progressisme et la colère des minorités. » (p. 378)

10/10 Philippe Lançon, Philippe Muray, Terrorisme, "Le Lambeau", Marcel Proust, Franz Kafka, Thomas Mann, "Je suis Charlie"