mercredi 27 février 2019

L'OEIL DU HIBOU. CARNETS 2001-2003 / André Major

L'Oeil du hibou. Carnets 2001-2003, Montréal, Les Éditions du Boréal, coll. « Papiers collés », 2017, 233 p.

J'ai déjà dit, ici [voir les blogues du 23 novembre 2016 et du 22 mars 2017], tout le bien que je pense, et de l'homme et de l'écrivain. En 2017, j'écrivais que je reviendrais bientôt sur la parution de ses derniers carnets [2001-2003]. Près de deux ans plus tard, je m'y attelle...

Je me souviens que j'attendais avec impatience leur publication. La première année lue (2001), trop rapidement, j'ai mis l'ouvrage de côté, n'étant pas dans les meilleures conditions pour cela.

Peu importe. Comme tout livre majeur, essentiel, ces carnets demeurent actuels, intemporels, bien que dûment datés.

CARNETS

« André Major a depuis toujours l'habitude de noter dans de petits carnets les menus événements personnels ou familiaux qui lui arrivent, les paysages humbles ou grandioses qu'il découvre au cours de ses promenades, les idées grandes et petites ou les souvenirs plus ou moins lointains qui lui traversent l'esprit comme des éclairs, et, bien sûr, ses impressions de lecture et telle ou telle phrase qui l'a frappé chez un de ses auteurs de prédilection. » (4e de couverture)

« Le carnettiste, ainsi qu'on appelle le preneur de notes [...]. » (p. 223) « Les carnets, du fait qu'ils se composent de fragments, n'exigent aucune continuité : l'auteur, comme son lecteur, peut y entrer et en sortir à sa guise. » (p. 194) « [...] tenir le registre de ses jours et de ses réflexions. » (p. 158)

JOURNAL INTIME

Le lecteur ne doit pas confondre « Journal intime » et « Carnets ».

« Un Journal qui se respecte ne peut être que d'outre-tombe. Les livres qu'on publie de son vivant, si provocants qu'ils paraissent, ne sont que des concessions. Un Journal est la mise en scène de l'impubliable sans masque. » (Philippe Muray, cité dans la Postface, Ultima necat I Journal intime 1978-1985, 2017, p. 582)

« J'ai [A. M.] tout de même retenu une pensée de Nietzsche, qui dit à peu près que beaucoup parler de soi peut être aussi une façon de se dissimuler. Ce paradoxe n'en est pas un pour l'auteur d'un journal ou d'un carnet. Car, bien qu'il en soit le centre névralgique, c'est une bien faible part de lui-même qui se dévoile tout au long de son parcours, comme autant de signes discrets n'ayant apparemment pas de rapport les uns avec les autres. » (p. 146)

« [Michel Polac, dans son journal,] parle de sa vie familiale et amoureuse avec un sans-gêne dont je serais bien incapable, non seulement par pudeur ou par crainte de blesser des proches, mais parce que l'écriture tend alors à se dispenser de ses habituelles exigences esthétiques au profit d'une prétendue vérité. » (p. 157) Le lecteur-voyeur ne disposera ainsi que de l'initiale du prénom des proches d'André Major, lui permettant d'approcher à pas feutrés les rares révélations touchant la vie affective et privée de celui-ci.

« L'écrivain qui ne puise que dans son propre fonds ne tarde pas à ressentir l'ennui que distille tout récit purement intime. C'est en reprenant à son compte le trésor d'autrui qu'il peut dépasser le stade de l'intimité, sans pour autant devenir étranger à lui-même. Il n'hésite plus à préférer au récit de lui-même l'anecdote savoureuse ou la moindre pensée porteuse d'une vérité, si modeste soit-elle. » (p. 29-30)

Bien qu'ils partagent un même savoir encyclopédique et une connaissance intime de la littérature et de ses grandes oeuvres, contrairement à Muray, qui ne retouche ou ne récrit pas son journal, Major, lui, revient sur ses fragments et ses annotations dix et treize ans plus tard. C'est donc à un véritable travail d'écriture qu'il se livre, alternant entre souvenirs et autofiction. « [...] c'est ainsi que je conçois l'écriture : comme un égarement - disons plutôt un vagabondage - d'où je reviens, l'esprit enfin allégé de ce qui s'y était déposé et sédimenté à mon insu, au cours d'une apparente disette. » (p. 48)

C'est véritablement dans la lecture, dans la littérature et l'écriture que le talent de Major jaillit avec fulgurance. Si, en 2001, la vie semble prendre le pas sur la littérature (achat d'un chalet à La Minerve, grossesse de sa fille, J., parution du Sourire d'Anton), les années suivantes regorgent de réflexions et d'analyses littéraires, mettant en valeur la littérature du monde entier. Moi qui me considérais comme « un bon lecteur », je suis effaré de mon ignorance face à tous ces auteurs « majeurs ».

« [...] je me rappelle que Gide se demandait ce qu'on peut raconter d'une lecture, surtout s'il s'agit moins d'informer le grand public que de s'adresser à quatre ou cinq cents lecteurs aux yeux desquels on apparaît comme un guide susceptible de les entraîner dans les chemins les moins fréquentés de la jungle littéraire. » (p.163) [Les italiques sont miens.]

« Toute lecture significative suppose qu'on a développé avec une oeuvre une familiarité en même temps qu'une résistance plus ou moins grande. Chose certaine, la patrie du lecteur se trouve là où il se sent compris, mais aussi là où il traverse des épreuves à sa mesure, comme dans n'importe quelle autre forme de coexistence. » (p. 81)

« La littérature - et ici je parle de la lecture autant que de l'écriture - est presque toujours une forme rêvée de fugue dans un ailleurs d'où l'on émerge avec le sentiment de pouvoir vivre autrement, vivre mieux. » (p. 140)

« [...] redonner à l'écriture son poids de vérité humaine. » (p. 227)

Indispensables compléments et compagnons, la ville et la campagne, en alternance, la marche, la flânerie, la cuisine, les voyages, qui alimentent l'homme de lettres, contrepoids indispensable à la réflexion et à la maturation littéraires.

« Lire et écrire, ne serait-ce que des notes prises au courant de la plume, cela m'est aussi indispensable que cuisiner ou marcher sans autre but que de laisser libre cours à mon imagination. » (p. 119)

« Et l'existence, pour quelqu'un de mon espèce, suppose la lecture et la conversation, la rêverie et la promenade, la cuisine et le bricolage, et même l'absence momentanée de tout cela. » (p.22)

« Je suis ainsi fait qu'après une semaine de vie citadine, j'éprouve le désir très vif de respirer l'air des montagnes et l'odeur de l'humus, de manipuler les objets ou les outils usuels, de même qu'après un séjour prolongé à la campagne, le désir me prend de retrouver l'atmosphère du quartier où j'habite [Ahuntsic-Cartierville], les épiceries arabes ou italiennes et ces autres objets auxquels je suis attaché autant qu'à ceux qui me servent au chalet. » (p. 210) [...] « C'est ainsi que je satisfais tantôt mon besoin de sauvagerie, tantôt celui de retrouver l'animation urbaine. » (p. 211)

Pour le lecteur et la lectrice qui se laisseront happer par la lecture de ces carnets, je ne puis que recommander chaudement la lecture des trois premiers carnets précédents, qui couvrent les années 1975 à 2000.

Le Sourire d'Anton ou l'adieu au roman. Carnets 1975-1992, publiés aux Presses de l'Université de Montréal, en 2001, Prix de la revue Études françaises 2001.

L'Esprit vagabond. Carnets 1993-1994, publiés aux Éditions du Boréal, en 2007.

Prendre le large. Carnets 1995-2000, publiés aux Éditions du Boréal, en 2012.

Ses prochains carnets, pour la période 2004-2008, s'intituleront : Les Pieds sur terre.
 
9,5/10 André Major, Carnets, "Journal intime", "Littératures étrangères", "Littérature québécoise",  Philippe Muray, Lecture, Écriture