mercredi 6 février 2019

ULTIMA NECAT II JOURNAL INTIME 1986-1988 / Philippe Muray

Ultima necat II Journal intime 1986-1988, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 579 p.

Édition établie par Anne Sefrioui.

Index des noms, p. 563-570 ; Index des oeuvres, p. 571-578.

Au lecteur, au curieux, à l'érudit, je recommande fortement la lecture du blogue du 31 juillet 2018, qui rend compte du premier tome du Journal intime 1978-1985 de Philippe Muray et de cette entreprise gigantesque, qui s'échelonne sur une période de vingt-six ans.

Inutile de redire ici ce qui est écrit là... Dans ce deuxième tome, toujours aussi riche, passionnant et, il faut bien le dire, indigeste par moments, Muray poursuit principalement dans son Journal l'écriture de Postérité, roman publié en 1988, la Gloire de Rubens, essai publié en 1991, ainsi qu'un ouvrage provisoirement intitulé la Chimère (L'Empire du bien, 1991 [?]). Il y est aussi question, brièvement, d'un séjour à Montréal en août 1988. Est publié, in extenso, un long article paru dans la revue Globe, sur les films Le Grand Bleu de Luc Besson et L'Ours de Jean-Jacques Annaud, intitulé : « ZOO CONNECTION » (p. 505-514). SAVOUREUX !

Les extraits qui devaient se retrouver dans le compte rendu du premier tome ont été détruits par mégarde... Le lecteur devra donc se satisfaire des extraits suivants :

MISCELLANÉES

7 avril [1986]. Excellente remarque de Cioran qui dit à peu près qu'on ne devrait écrire que ce qu'on n'ose confier à personne. C'est exactement le contraire de ce qui se passe aujourd'hui de plus en plus. Ce qu'on écrit, c'est ce qu'on a non seulement confié à tout le monde, mais qu'on a lu partout, qui a fait déjà l'objet de débats archi-usés, éculés, et sur quoi tout le monde est d'accord à quelques nuances près (ces nuances permettant de débattre...). On n'écrit que ce qui est acceptable, possible à dire de vive voix, audible pour tous (c'est-à-dire par les enfants). Disparition aussi de l'idée d'autrefois que les vraies conversations aujourd'hui peuvent très bien se dérouler en présence des enfants, elles sont assez « layette » pour ça. Après tout, le roman de Proust n'aurait pas eu lieu si l'enfant qu'il est, au début, n'était pas exclu de la conversation des adultes et envoyé se coucher... (p. 45)

11 avril [1986]. Prendre un problème sociologique et lui poser des questions métaphysiques, voilà le roman. (p. 47)

30 avril [1986]. Voilà ce que je lis (sociologue) : dans l'avenir, ceux qui vivront les choses seront plus importants que ceux qui les diront. Nous allons vers une individualisation du désir. Les gens vont souhaiter des égards particuliers. Gare à qui touchera à l'école, à la télé, à l'hôpital ! Nous allons vivre un intense développement de l'opinion publique. C'est elle qui prendra les lois, légiférera, décidera. Marginalisation de l'État, des appareils, des partis, des syndicats, des pouvoirs publics (lobbies). (p. 59)

6 mai [1986]. Mais regardez l'obsession des metteurs en scène littéralement envoûtés par l'idée d'adapter Proust, ou Céline, ou Joyce. Des trucs impossibles. Qui leur échappent. Qui sortent de la caméra. Qui valent que par le style. Influence de la littérature éternellement sur tout le reste, oui, et c'est tout. Surtout depuis qu'elle est inadaptable ! Inapte ! (p. 64)

8 mai [1986]. Tout peut foutre le camp à partir d'un point oublié, une virgule mal placée, une barre de t négligée. Il n'y a pas de glissement avec l'écriture. C'est tout ou rien. Si vous ouvrez la porte, tout fout le camp. D'un seul coup. Les autres croient qu'un écrivain peut se reposer, devrait se détendre, réfléchir un mois ou deux, prendre un jour de vacances par semaine, ne rien faire pendant quelque temps, dormir. L'écrivain sait que s'il se décontracte une seconde, tout est foutu. Même son sommeil reste hagard, tendu, hypnotisé par le but. Sinon rien. On doit sans cesse demeurer comme ça, l'oreille orientée vers l'arrière de la page, de l'autre côté de l'écriture, là d'où viennent les voix. La vôtre... Les leurs... Les leurs dans la vôtre en écho pour vous... (p. 66)

17 mai [1986]. Écrire comme si quelque chose brûlait de l'autre côté de la page. (p. 73)

18 mai [1986]. Un écrivain est quelqu'un qui inscrit en lui son lecteur en même temps qu'il y déroule l'artiste qui se fait lire. Refuser d'être la mère de quelqu'un, c'est refuser l'escroquerie par laquelle il voudrait qu'on le prenne pour un écrivain alors qu'il n'y arrive pas. L'écrivain est quelqu'un qui a compris depuis longtemps que c'est en lui, exclusivement en lui, que se trouve celui ou celle qui lui dira qu'il est un écrivain. La plupart l'attendent de quelqu'un d'autre, ils espèrent des arrangements. Qui viennent d'ailleurs, souvent. Provisoirement. Quelques mois, quelques années, le public devient la mère d'un type qui n'en revient pas et qui reluit. Et puis la « mère » en question passe à d'autres, c'est fini. (p. 75)

6 juillet [1986]. Vulgate sur le personnage de roman.

Le héros de roman peut être héroïque, ce n'est jamais un héros.

Le héros accomplit le destin dicté par les dieux. Il va dans le sens d'une éthique supra ou extra-humaine.

Le personnage de roman obéit au changement. Les obstacles le modifient. (p. 112)

19 juillet [1986]. Tous les livres de mes bibliothèques d'enfance, celle de mon père, la mienne, sont maintenant avec moi, autour de moi. J'ai lu énormément de choses avant de savoir comment lire. Le tri instantané dont il s'agit. Je ne vais plus chercher dans un livre que ce que je vais trouver. Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé, etc. Tu ne me lirais pas si tu ne m'avais pas déjà lu de toute éternité... Écrire consiste à devenir le contemporain de ce qui a été écrit, c'est l'avoir déjà lu sans l'avoir lu. Avoir déjà lu ce qu'on n'a pas lu, c'est être en train d'écrire. (p. 120)

5 août [1986]. Peut-être que tout ce que j'écris, tout le monde l'a toujours su, et sagement jugé qu'il était inutile de le dire parce que ça n'empêcherait pas que ça soit. Sûrement. Mais est-ce que la Littérature ne consiste pas à décrire l'intolérable, c'est-à-dire ce qui va de soi ? (p. 131)

15 août [1986]. Raison d'être du Journal, de l'Autobiographie : exposé raisonné, quotidien, des motifs pour lesquels on a écrit ce qui, par ailleurs, apparaît (est publié). Pourquoi et comment on a joui. Intimité - Publication. L'intime reste incompréhensible, mais il peut être exposé. C'est une sensation sexuelle. Une énigme. Le publié, c'est la descendance. La marque ailleurs, décalée, qu'il y a eu une jouissance. L'intime a aussi peu de rapports avec le publié que la progéniture a de rapports avec la jouissance dont elle ne parviendra jamais, à juste titre d'ailleurs, à croire qu'elle est le résultat. Journal, Autobiographie : paternité. Romans, fictions : fils et filles. (p. 142)

2 septembre [1986]. La morale c'est intéressant parce que c'est comme la littérature : tout le monde estime en savoir assez pour en parler et trancher. C'est-à-dire que l'échec de Nietzsche est total. Personne ne prend ça avec précaution. Chacun pense avoir son mot à dire... Chacun sait, sans discussion, ce qui est bien et ce qui est mal. (p. 155)

17 octobre [1986]. Il n'y a rien de plus antipathique à l'homme d'aujourd'hui que le négatif. Culte des actions positives, horreur du pessimisme. Valeurs d'avenir. Jeunesse. Dans le savoir-vivre moderne, le regard critique, ironique, est en passe de devenir une grossièreté. (p. 172)

10 novembre [1986]. Le roman n'est pas, comme dit cet abruti de G. S., l'art de mettre en échec les idées générales, mais de montrer qu'on peut élever n'importe quel personnage imbécile, n'importe quel événement insignifiant, à la hauteur d'idée générale. (p. 187)

12 novembre [1986]. Le portrait que fait Tocqueville de lui-même (me l'appliquer ) : « J'avais fini par vivre presque toujours dans un isolement morose où l'on ne m'apercevait que de loin et où l'on me jugeait mal. Je sentais chaque jour qu'on me prêtait des qualités et des défauts imaginaires. On me donnait une habileté de conduite, une profondeur de vues particulière, des artifices d'ambition que je n'avais nullement, et d'autre part on prenait mon mécontentement de moi, mon ennui et ma réserve pour de la hauteur, défaut qui fait plus d'ennemis que les plus gros vices. On me croyait rusé et souterrain parce [que] j'étais silencieux ; on m'attribuait un naturel austère, une humeur rancuneuse et amère que je n'ai point, car je passe souvent entre le bien et mal avec une molle indulgence qui avoisine la faiblesse et je quitte si précipitamment la mémoire des griefs dont j'ai à me plaindre, qu'un pareil oubli du mal souffert ressemble plutôt à une défaillance de l'âme, incapable de retenir le souvenir des injures, qu'à un effort de vertu qui l'efface. » (p. 188-189)

25 novembre [1986]. Tocqueville : « Où sommes-nous donc ? Tous les siècles ont-ils donc ressemblé au nôtre ? L'homme a-t-il toujours eu sous les yeux un monde où rien ne s'enchaîne, où la vertu est sans génie, et le génie sans honneur ; où l'amour de l'ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte saint de la liberté avec le mépris des lois ; où la conscience ne jette qu'une clarté douteuse sur les actions humaines ; où rien ne semble plus défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux ? » (je souligne). (p. 195)

27 novembre [1986]. Il n'y a pas de phrase qui m'a davantage frappé dans ma jeunesse que celle de Céline sur la campagne, ses chemins qui ne vont nulle part et ses maisons où les gens ne sont jamais... Elle a frappé des générations, elle a signé le détachement historique des gens avec la terre en Occident.

[...]

Toujours Kundera (très bien) : un roman qui ne découvre pas ce que seul le roman peut découvrir est immoral.

L'homme veut juger avant de comprendre. Le roman, en opposition, comprend sans juger. Le roman est un atermoiement du jugement. Un faible (mais c'est le seul) sursis imposé à la barbarie de l'esprit moral qui tourne perpétuellement sa moulinette pour trier le bien et le mal. Le roman est en opposition radicale contre l'esprit moral. (p. 196)

 [...]

L'État n'a plus beaucoup d'importance ; il deviendra de toute façon, sous les efforts des « libéraux » ou sous les réformes socialistes, de plus en plus tyrannique, de lui-même, par une logique qui ne dépend plus de nous. C'est comme ça, il faut gouverner cette ingouvernable planète de toute façon, subventionner les vivants et les rançonner en même temps, et leur offrir tous les jours leur pâture d'égalité et de justice sociale [en] leur laissant juste de quoi imaginer qu'ils jouissent. Dénoncer la toute-puissance des institutions majeures n'est plus très intéressant. Montrer en revanche comment est en train de se mettre en place une autre tyrannie, celle des institutions mineures (nous), est passionnant. L'individu, là, est traqué non par le monstre froid anonyme classique, mais l'individu, les autres individus en train de se muer en un autre monstre froid, une nouvelle institution persécutrice qu'aucune nécessité (sauf celle de la Justice, de l'Égalité et de la Transparence - une paille !) n'appelait vraiment... L'inhumain n'est pas inaccessible comme dans Kafka, on le voit, on le côtoie, le cauchemar a le visage du voisin, c'est nous en groupes... (p. 198)

28 novembre [1986]. Sur quelles valeurs se remuent les étudiants ? Égalité, solidarité. Morale. La morale est ce qui reste de l'idéologie quand on a tout oublié... Un excellent article de Libération note que les manifestants ont grandi pendant les « années Mitterrand », leur éducation s'est donc faite dans la sauce cordicole - rock Geldof pour les Éthiopiens, Balavoine, Lalanne, Téléphone et l'ignoble Renaud qui reçoit, paraît-il, trente mille lettres par mois. Coluche manque cruellement mais ses restaurants sont dans tous les coeurs. Les concerts SOS-Racisme ont joué, pour leur temps, le rôle de Woodstock. (p. 199)

29 novembre [1986]. La vieille nurse grise d'un monde foutu : la mère Duras. Prêtresse du Rien. Pythonistique, agonistique. Alcool, phrases fulminantes de trépied de Sibylle. Poésie. Donc brumes. Derrière lesquelles on peut continuer la guerre précise qui n'a rien à voir avec ces brumes. Pendant l'élégie, la guerre continue ! Ça c'est vraiment l'autel où il n'y a même pas une statuette. Rien. Absconditus, le Deus ! La goddess lugubre. Père-Lachaise, Mitterrand, etc. (p. 201)

[...]

Pour Bromios : m'inspirer de Pivot qui, en ce moment, voyant que son petit cirque hebdomadaire s'assoupit, devient de plus en plus méchant, agressif, avec ses invités. Il les attaque comme il ne l'a jamais fait. Quelque chose de noir comme toute l'encre refoulée qui s'est dépensée pour faire les livres dont il parle depuis dix ans, monte dans ses veines, écume à sa bouche. Rage. Violence bizarre. Début de vengeance, on dirait qu'il est possédé par une maladie commençante, le tout rond Pivot si aimé des familles (encore La Fontaine, sa fable immortelle : Le Cochet, le Chat et le Souriceau !). Fin d'époque là aussi. Haine. Destruction. Néron de plateau. Envie de tout raser. (p. 202)

5 décembre [1986]. Légitimité du roman. Justification. Moins vous êtes sûr d'être compris, plus vous devez écrire un roman. Inutile de le faire si vous n'avez que les visions et les idées de tout le monde. p. 204)

31 décembre [1986]. Explication de : pourquoi j'écris long... Mise en confiance lente. Peu de confidences. Pas d'amis, pas de confidents, jamais de récits ni d'aveux. En quarante-deux ans, pratiquement aucun appui cherché du côté d'amis auprès de qui s'effondrer, raconter, etc. « Farouche », comme on disait autrefois. Discrétion, distance hautaine, silence, mesure... Apparence mépris ? En tout cas, pour la page c'est pareil. La mettre en confiance. La transformer en moi. Quand c'est fait, plus moyen d'arrêter, en revanche. La page c'est moi. Je page donc je suis. Plus de distances. Confidence à moi. Monologue. Rien de spectaculaire par conséquent. Entre page et moi, magie interne. D'organe à organe. Dans le même sac. Invisible opération transfusion. (p. 215)

29 janvier [1987]. Il y a tout un art à trouver et à définir du discours sur la peinture. Toute une technique. Tout un art poétique de la littérature sur la peinture. (p. 236)

9 février [1987]. Il ne faut pas que ta vision pessimiste contamine ton style. Jamais. Tu ne dois pas laisser le mort (la vie telle que tu la vois) saisir le vif (toi). (p.241)

4 juillet [1987]. Postérité ou « les Hommes de Mauvaise Volonté ».

L'avenir de la morale ? L'avenir de ce qui ne doit pas être posé comme question ? Illimité. Écrasant. Massif. Il va falloir ne plus parler qu'aux masses. Donc leur parler le langage qu'elles comprennent. Sans ambiguïté. Noir c'est noir. Blanc c'est blanc. En avant marche. Route du Bien. L'Ambigu seul va être persécuté. Le Flottant. Le Négatif. L'Ironique. Etc. (p. 288)

10 août [1987]. Notes sur le personnage.

La fin du roman n'est pas de créer des types, ni d'imiter la vie. Le roman n'est pas fait pour les personnages mais les personnages pour le but que poursuit le romancier 1. La fin du livre n'est pas de décrire la vie, mais d'explorer de fond en comble un sujet. On se fout de la « vérité humaine » en soi. La limite du personnage n'est pas d'être. Son illimité, c'est son orientation, la puissance que lui donne son action, le mouvement dans lequel il est engagé par sa volonté. C'est le but qu'il poursuit qui lui donne son style. Je ne décris pas Camille, je peins sa volonté d'enfant. Racine décrivait non pas Hermione mais la jalousie d'Hermione. Néron n'existe pour R. qu'au moment où naissent sa volonté, son ambition, ses crimes. L'instant intéressant est celui où le personnage est réclamé par son propre destin. Tout le reste : accessoires, inessentiel, que les êtres n'arrêtent pas de bousculer dans leur course.

Vinci : le plus difficile des arts est celui qui comporte le plus de discours.

Le plus grand des romans est celui qui comporte le plus de dialogue.

1. Ce ne sont pas ses personnages qu'un véritable romancier « aime », comme on le raconte, mais ce qu'il vise à travers eux. Ce ne sont pas eux qui l'entraînent, qui « évoluent » et qui le « dépassent », c'est la finalité de son entreprise globale qui peut, au cours de son travail, se modifier, se renverser, s'inverser, etc. (note du 3 novembre 1988) [Note de l'auteur]. (p. 303-304)

11 août [1987]. À la fin de Postérité, évocation de Xavier de Maistre, voyage autour de ma chambre, etc.

« Tandis que je m'occupe ainsi, la génération entière des vivants passe : semblable à une immense vague, elle va bientôt se briser avec moi sur le rivage de l'éternité ; et comme si l'orage de la vie n'était pas assez impétueux, comme s'il nous poussait trop lentement aux barrières de l'existence, les nations en masse s'égorgent en courant et préviennent le terme fixé par la nature. Des conquérants, entraînés eux-mêmes par le tourbillon rapide du temps, s'amusent à jeter des milliers d'hommes sur le carreau. Eh ! messieurs, à quoi songez-vous ? Attendez !... ces bonnes gens allaient mourir de leur belle mort. Ne voyez-vous pas la vague qui avance ? elle écume déjà près du rivage... Attendez, au nom du ciel, encore un instant, et vous, et vos ennemis, et moi, et les marguerites, tout cela va finir ! Peut-on s'étonner assez d'une semblable démence ! ».

[...]


Tout cela a été écrit à Turin en 1798, rue de la Providence... (p. 304-305)

6 septembre [1987]. Les grands romans sont toujours venus pour désillusionner, décevoir, désespérer, désorienter, désidéaliser, défriser le romanesque.

Le romancier (le grand) est celui qui inflige une déception, une humiliation à l'esprit romanesque de presque tout le monde1.

Le roman est la preuve qu'il y a un antagonisme fondamental entre la littérature et le genre humain.

[...]

Le romanesque aujourd'hui se donne bien entendu libre cours à la télé, dans les médias. Il y déploie, comme toujours, toutes les couleurs du mauvais goût. C'est le fond de l'air rose du temps. La futurisation layette. Le sirop nursery.

1. Problème aujourd'hui : puis-je continuer à faire mon « métier » d'écrivain (= désespérer la midinette) alors que c'est la midinette, et elle seule, qui achète des livres, les lit, les commente (dans les magazines, à la télé), en écrit ? (note du 9 novembre 1988) [Note de l'auteur]. (p. 313)

14 septembre [1987]. Me peindre [...] en train, jeune, de potasser toute la littérature qui racontait, dans les années 50-60-70, que j'étais, moi, foutu. En tant qu'homme (littérature féministe) ; en tant que Blanc (littérature tiers-mondiste), en tant que bourgeois (marxisme) ; en tant que conscience (psychanalyse) ; en tant qu'écrivain (mort de l'art). Etc. (la liste reste ouverte...). (p. 315)

30 octobre [1987]. Nécessité de tenir mon Journal : dire le plus crûment possible tout ce que je pense être vrai et qui ne peut en aucune façon être avoué publiquement. Il y a des choses dont l'aveu vous condamne à jamais. Ça s'est passé à toutes les époques, mais plus encore dans notre société cordicole d'aujourd'hui. Donc, Journal. Cette activité « archaïque » justifiée par ce qu'il y a de plus moderne ou post-moderne dans l'ambiance de maintenant : l'impératif de Vertu totale dont les médias surveillent quotidiennement l'application.

Mon Journal est la part nécessairement clandestine de ma constante mise en question des valeurs (des mensonges) morales de l'an 2000. Tout ce qu'on ne peut pas dire, il faut l'écrire ici.

[...]

Sous la clé et les plus sûres serrures : ça pourrait être le titre de tout mon Journal. (p. 342)

27 janvier [1988]. La conclusion est simple : c'est l'Amérique qu'il faut combattre aujourd'hui. Le seul ennemi du monde libre, ce sont les États-Unis. En profondeur, je veux dire. Ce sont eux, maintenant, qui en sont arrivés à incarner la mort (et qu'est-ce que la mort sinon cette force ténébreuse qui a toujours dit lutter pour la « Vie » et qui s'en prend sans cesse à la pulsion de mort par laquelle la vie est possible - raffinement, civilisation, érotisme, etc.)...

Ce que j'avais d'ailleurs instantanément senti en arrivant là-bas, en 83...

Cette vérité m'avait sauté aux yeux et aux oreilles, le pied à peine posé sur l'aéroport de San Francisco : j'étais chez l'ennemi absolu.

Depuis, cet ennemi absolu, je ne cesse de constater sa prolifération lente ici, en France... (p. 365)

6 août [1988]. Notes sur le ROMAN :

La réalité est que nous vivons désormais sans la littérature. Ceux qui, n'étant pas écrivains, font encore semblant de s'y intéresser, ne se penchent que sur son musée (universitaires).

Connaissant sa mort, le romancier n'en est que davantage éloigné de l'état « naturel », préservé de l'état d'innocence où vit le reste de la société. Le « bonheur » de l'écrivain contemporain est d'être plus extérieur qu'il ne l'a jamais été, aussi bien à la société qui lui coexiste qu'à la bibliothèque qu'il recompose en l'effaçant et en la prolongeant.

Le roman semble fini parce que la redistribution de la société paraît l'avoir définitivement marginalisé. Mais aucun romancier d'aujourd'hui n'est capable d'écrire le roman de cette marginalisation. Le romancier ne se voit pas davantage que ne se voient ceux qui l'entourent et qui glissent au milieu d'une réalité qui leur échappe parce qu'elle n'est plus que médiatique. Pourtant, métamorphoser en romans cette situation de défaite du roman est la seule victoire à la portée de l'écrivain.

[...]

Pourquoi les rapports écrivains-éditeurs sont-ils devenus, de plus en plus, depuis deux siècles, un des axes du roman ? Parce que, depuis la disparition des mécénats, les écrivains ont à raconter l'exténuante et quotidienne tentative de transmutation de leur oeuvre en capital. Dostoïevski vendait à
l'avance ses idées de romans. Histoire du piège tendu par l'éditeur Stellovskij (rédaction du Joueur en un mois). Balzac et ses éditeurs. Céline.

[...]

Les grands romans sont toujours venus pour décevoir, désillusionner, désespérer, désorienter, désidéaliser, défriser le romanesque du lecteur. Le roman est la preuve qu'il y a un antagonisme fondamental entre la littérature et le romanesque. (p. 431, 433)

28 août [1988]. Journal : Bureau des Plaintes. Puisque pas possible de parler à qui ce soit. (p. 459)

8 septembre [1988]. Debord encore :

La société du spectaculaire intégré se caractérise par l'effet combiné de cinq traits principaux :

- le renouvellement technologique incessant ;
- la fusion économico-étatique ;
- le secret généralisé ;
- le faux sans réplique ;
- le présent perpétuel. (p. 472)

13 octobre [1988] Cf. Sade [...] : « C'est l'homme de génie que je veux dans l'écrivain, quels que puissent être ses moeurs et son caractère, parce que ce n'est pas avec lui que je veux vivre, mais avec ses ouvrages, et je n'ai besoin que de vérité dans ce qu'il me fournit ; le reste est pour la société et il y a longtemps que l'on sait que l'homme de société est rarement un bon écrivain. » (p. 495)

23 octobre [1988]. Globe, prochain numéro :

ZOO CONNECTION

[...]

Car il y a aussi, en filigrane de ces films [Le Grand Bleu, réalisé par Luc Besson ; L'Ours, réalisé par Jean-Jacques Annaud], une tendance terroriste latente, un chantage puritain aux bons sentiments : vous n'avez pas le droit de ne pas vibrer, ou alors c'est que vous êtes frigorifié jusqu'à l'âme, et tant pis pour vous si vous avez perdu votre pureté, votre « esprit d'enfance », vos capacités d'émerveillement, la simplicité et la spontanéité de vos dix ans. Bref, on convoque contre vous tous les mythes de l'illusionnisme romantique. Le premier qui rit est condamné, et puis, de toute façon, comme le dit Guy Debord dans ses admirables Commentaires sur la société du spectacle : « L'ineptie qui se fait respecter partout, il n'est plus permis d'en rire ; en tout cas il est devenu impossible de faire savoir qu'on en rit. » Voilà. (p. 505, 511)

[Voir aussi 28 octobre [1988]]

25 octobre [1988]. Résumé d'un chapitre de ma Haine de l'Art :

Le grand combat moderne contre les séparations, les cloisonnements, les « ségrégations », etc.

S'il n'y avait pas d'abîme entre l'homme et la femme, il n'y aurait pas de littérature ;

S'il n'y avait pas de gouffre entre les bêtes et les humains, il n'y aurait ni art ni littérature ;

S'il n'y avait pas un espace infranchissable entre l'humain et Dieu, il n'y aurait rien, aucun chant, aucune parole, pas la moindre couleur.

Toute la volonté moderne d'abolir ces « ségrégations » est donc un symptôme de plus de la haine générale contre l'art et la littérature. (p. 515)

26 octobre [1988]. Haine de l'Art :

Mes bêtes noires sont l'indifférenciation, le pathos, l'embellissement sentimental et cordicole. La revendication de la Nature comme vérité. L'appel aux tripes contre l'esprit.

L'humour est l'arme de la littérature (un type qui se veut écrivain et qui est dépourvu d'humour se bat à mains nues contre les tanks de la Connerie) ; l'humour est un flingue, un shot gun, etc.

L'humour arme un récit. (p. 517)

28 octobre [1988]. Touchez pas à mon grizzly : c'est comme ça que j'aurais dû intituler l'article pour Globe1. [Globe, no 32]

1. Repris sous ce titre in Exorcismes spirituels II.  Voir Essais, op.cit., p. 1063.

[...]

Pascal : « Nous voulons vivre dans l'idée des autres, dans une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons à embellir et à conserver cet être imaginaire et nous négligeons le véritable. » (p. 522)

3 novembre [1988]. Haine de l'Art : les grands mouvements esthétiques sont d'abord vomis, presque toujours, et le nom qui continuera à les désigner dans les siècles des siècles portera la trace de cette répulsion de presque tout le monde, même lorsqu'ils auront été digérés et qu'ils feront partie du « patrimoine de l'humanité ».

Exemples : avant de désigner un grand style, le terme gothique a été une injure (barbare) ; idem pour maniérisme (qui reste d'ailleurs péjoratif) ; id. pour baroque (bizarre) ; voir aussi impressionnisme, fauvisme, cubisme, etc. (p. 528)

7 novembre [1988]. Haine de l'Art. C'est-à-dire haine d'une originalité, d'une individualité, d'une singularité. L'une des victoires de la Haine de l'Art est d'obliger un artiste, donc la quintessence de l'individu, à appartenir à un groupe, à se définir par rapport à un collectif, donc à ce qui, par principe, lui est le plus contraire, hostile par définition. Pire : à vouloir lui-même (pour s'en tirer) du collectif. À lui mettre le nez sur la réalité : sois lucide, résigne-toi, tu ne peux t'en sortir que comme ça, donc en tournant le dos à ton propre but... (Passage sur les écoles, les chapelles, les groupes, les mouvements, etc.).

Haine de l'Art et de la Littérature. Pourquoi Pivot n'invite-t-il jamais à son émission des auteurs de livres sur la peinture ? Parce que - c'est lui qui le dit - il n'y connaît rien (ah bon ? il connaît quelque chose à la littérature ?). Mais, recevant Depardieu (qui joue Rodin dans un film) et des auteurs autour de Depardieu, il accueille brusquement quelqu'un qui vient d'écrire sur Rodin. Conclusion, il faudrait que j'attende qu'on tourne la vie passionnée de Rubens pour publier mon livre avec quelque espoir de passer à la télé. (p. 530)

9 novembre [1988]. « La nature humaine est une femme possédée par le diable. », saint Augustin. (p. 531)

10 novembre [1988]. « Quel est l'homme qui ne meurt pas insolvable envers son père ? Il lui doit la vie, et ne peut pas la lui rendre. La terre fait constamment faillite au soleil ! La vie, madame, est un emprunt perpétuel ! » [Balzac, le Faiseur] (p. 532)

21 novembre [1988]. Sollers hier soir à la Closerie. Sous prétexte de ridiculiser le dernier essai de Scarpetta dont il vient de recevoir les épreuves, il se met brusquement à faire l'éloge de la Nature. Je connais assez les tirades vicieuses de Sollers pour comprendre tout de suite que c'est moi qu'il critique (mon article sur L'Ours). « Très bien, dis-je, puisque c'est comme ça, je vais vous combattre en utilisant Voltaire » (il traverse en ce moment une phase de voltairomanie délirante), et je lui raconte l'anecdote de Voltaire qui, à un visiteur qui défendait la vulgarité des personnages de Shakespeare en disant que ceux-ci étaient peut-être populaires mais qu'ils n'en étaient pas moins dans la nature, s'écria : « Avec votre permission, monsieur, mon cul est bien dans la nature, et cependant je porte des culottes. » (p. 537)

28 novembre [1988]. J'ai commencé la plus dure, la plus lourde tâche, la plus amère pour moi et la plus ingrate : recopier mon Journal depuis le début, c'est-à-dire 1978. Gribouillis à peu près insipides ou idiots jusque vers 82 si mes souvenirs sont bons (charnières 80-83, enjambement Céline-19e : c'est là, autour de mes trente-cinq ans, que je deviens ce que je suis). Il était temps que je m'y mette ! Encore quelques mois, un an, et ces textes m'auraient paru tellement abominables (tellement lointains, comme une inavouable et dégoûtante préhistoire) que je n'aurais pas voulu les approcher avec des pincettes... (p. 542)

31 décembre [1988]. Le mauvais goût en Littérature, pour un écrivain, ce serait de faire de la littérature comme si c'était une activité sociale, en n'ayant pas compris que la déconstitution de tout sacral, donc le commentaire de tout mauvais goût, était justement l'objet, l'unique objet de la littérature. Il s'agirait d'un processus régressif quasiment anal, d'un retour au stade antérieur qui... que... etc.

« Mon crime, c'est d'avoir, gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
De baisers, que les Dieux gardaient si bien mêlée1. »

1. Extrait de L'Après-midi d'un faune de Stéphane Mallarmé, 1876. (p. 561)

9/10 Philippe Muray, "Ultima necat II Journal intime 1986-1988", "Journal intime", Roman, Essai, Littérature, Art