mercredi 22 mai 2019

TOUS DES OISEAUX / Texte et mise en scène de Wajdi Mouawad

Tous des oiseaux, pièce créée au Théâtre de La Colline (salle Maria-Casarès), le 17 novembre 2017. Au Théâtre Jean-Duceppe de la Place des Arts, dans le cadre du Festival Trans-Amériques, du 22 au 27 mai 2019. Texte publié aux Éditions Leméac / Actes Sud-Papiers, 2018, 91 p.

« [...] il faut crever l'abcès de l'Histoire ! [...] Rien d'autre n'a de sens [...], sauf peut-être les oiseaux du hasard qui vont et viennent invisibles et nous jettent dans les bras les uns des autres sans que nous n'y comprenions rien. Mais de ces oiseaux-là il ne faut pas approcher, il faut les laisser aller dans la lumière de nos vies qui passent plus vite que des étoiles effilochées bonnes à faire naître un voeu, avant de disparaître dans la nuit noire de la mémoire. » (p. 57)

NOUS SOMMES TOUS DES OISEAUX

Divisée en quatre tableaux d'inégale longueur (Oiseau de beauté, Oiseau du hasard, Oiseau de malheur, Oiseau amphibie) et vingt-six scènes, ce spectacle d'une durée de quatre heures (entracte compris), en hébreu, allemand, anglais et arabe (avec sur-titres en français) déroule l'éternel conflit entre Palestiniens et Israéliens, par le bais d'une fable poético-historico-réaliste, remuant à nouveau les thèmes chers à l'auteur (à l'oeuvre dans Littoral, Incendies), soit la recherche du père et le questionnement identitaire.

Oeuvre forte, présentée dans une scénographie dépouillée (d'énormes blocs en hauteur, tables et chaises, lit d'hôpital, projections vidéos constituent l'essentiel du décor), où les objets et les blocs sont déplacés, reconstituant différents lieux scéniques, un peu à la manière de Robert Lepage, une musique et une bande son efficaces, tout pour porter le spectateur aux nues. Malheureusement, l'interprétation, inégale, sape cette montée aux cieux... Il n'en demeure pas moins que, en dépit de certaines longueurs et répétitions inévitables, ce spectacle (et le texte surtout, que je vous invite à lire - en français) comble notre appétit critique.

Outre les deux principaux personnages, Eitan et Wahida, figures contemporaines de Roméo et Juliette (on y revient toujours...), la famille juive allemande d'Eitan, composée des grands-parents paternels, Etgar et Leah, et des parents, David et Norah, une soldate israélienne, Eden, et Wazzân, figure mythique de Hassan Ibn Mohammed Al-Wazzân, dit Léon l'Africain, s'ajoutent des personnages secondaires (rabbin, infirmière, médecin, infirmiers, employé, serveur), qui déplacent à vue les éléments du décor.

Si les personnages d'Eitan, d'Etgar, de Leah et de Wazzan sont brillamment interprétés, il n'en va pas de même pour les rôles de Wahida (peu crédible en amoureuse éperdue, le visage en partie cachée par une longe chevelure - en réalité une mauvaise perruque), de David (voix éraillée ce soir-là et peu nuancée, toujours dans la colère et les cris) et de Norah (une excellente comédienne, au demeurant, à qui la dimension burlesque de son personnage ne rend pas justice).

Difficile, en peu de mots, de rendre compte d'un tel spectacle, exigeant, qui demande une écoute sans faille. J'avoue que si je n'avais lu la pièce avant sa présentation, les deux premiers tableaux, avec leurs nombreux allers-retours entre le passé, le présent et le futur, m'auraient davantage dérouté.

Laissons donc la parole à l'auteur :

« Concrètement, un Libanais ne peut pas être en lien avec un Israélien. C'est interdit. Le Liban ne reconnaît toujours pas Israël. Officiellement, on évoque « l'entité sioniste » et, pour l'État libanais, l'entité sioniste est l'agresseur. Travailler avec un Israélien pour un citoyen libanais, c'est se mettre dans une situation passible de trahison, de collaboration avec l'ennemi. [...] Dans une telle situation, que faire ? Écrire contre ? Écrire pour ? Ne pas écrire ? Écrire pour aller aller dans le sens des souffrances de mon propre peuple ? Mais mon peuple non plus n'est pas l'innocente victime, comme on a voulu me le faire croire. Quel chemin suivre quand il n'y a pas d'espoir de voir ce conflit s'achever ? La réconciliation est-elle pensable, considérant qu'il n'existe pas de volonté politique ? Que ce soit au Liban, en Israël, en Palestine, en Syrie, en Russie, en Iran et aujourd'hui aux États-Unis, aucun de ces États ne désire la paix dans cette région. Mais si la réconciliation est très éloignée, la destruction aussi est impensable.

Reste alors une situation de pourrissement qui se transmet de génération en génération. Une décomposition effroyable. Ma manière d'être consiste à refuser de conforter mon clan. Être agaçant à mon camp, celui des Libanais chrétiens de confession maronite. Non pas que je le rejette, au contraire, mais je refuse l'amnésie dont il fait preuve. [...] J'ai envie d'écrire et d'aimer les personnages de Tous des oiseaux, ceux d'une famille israélienne, des Juifs, ceux-là, justement, que, pendant des années, enfant, on m'a appris à haïr. C'est insignifiant, ça n'apportera pas la paix, mais obstinément, c'est aussi le rôle du théâtre : aller vers l'ennemi, à l'encontre de sa tribu. »

Charlotte Farcet, « Entretien avec Wajdi Mouawad - Extraits », novembre 2017 (programme du spectacle).

(Photos : Simon Gosselin)

8,5/10 "Tous des oiseaux", Wajdi Mouawad, "Théâtre politique", "Théâtre poétique", Israël, Palestine, "Théâtre de La Colline", "FTA 2019", "Théâtre Jean-Duceppe"