mardi 30 juillet 2019

LAMBEAUX / Charles Juliet



Lambeaux, Paris, Gallimard, coll. « Folio », no 2948, [1995] [1997] 2018, 155 p.

Écrivain peu connu au Québec, Charles Juliet, né le 30 septembre 1934 à Jujurieux, dans l’Ain (France), a écrit plus d’une soixantaine d’ouvrages (poèmes, théâtre, récits, lettres, nouvelles, entretiens), incluant neuf tomes d’un Journal : Ténèbres en terre froide (1957-1964), Traversée de nuit (1965-1968), Lueur après labour (1969-1981), Accueils (1982-1988), L’Autre Faim (1989-1992), Lumières d’automne (1993-1996), Apaisement (1997-2003), Au pays du long nuage blanc – Journal Wellington (2003-2004), Gratitude (2005-2008).

Récit autobiographique écrit entre 1983 et 1985, Lambeaux est un petit livre (en nombre de pages), mais un récit littéraire bouleversant sur la paysannerie de l’entre-deux guerres et, plus particulièrement, sur le sort réservé aux paysannes, mères de familles nombreuses, confrontées à l’isolement et à de durs labeurs.

« Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s’avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots

ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse. » (p. 151)

« Un jour, il te vient le désir d’entreprendre un récit où tu parlerais de tes deux mères

l’esseulée et la vaillante
l’étouffée et la valeureuse
la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.

Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l’une par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles n’ont cessé de t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de leur douce lumière. » (p. 149-150)

« La première, celle qui lui a donné le jour, une paysanne, à la suite d’un amour malheureux, d’un mariage qui l’a déçue, puis de quatre maternités rapprochées, a sombré dans une profonde dépression. Hospitalisée un mois après la naissance de son dernier enfant, elle est morte huit ans plus tard dans d’atroces conditions.

La seconde, mère d’une famille nombreuse, elle aussi paysanne, a recueilli cet enfant et l’a élevé comme s’il avait été son fils.

Après avoir évoqué ces deux émouvantes figures, l’auteur relate succinctement son parcours : l’enfance paysanne, l’école d’enfants de troupe, puis les premières tentatives d’écriture. » (4e de couverture)

Si l’utilisation constante du « tu », pour raconter la vie des deux mères et celle du narrateur, crée une distance bienvenue, la description de la vie et de l’internement de la première mère est difficilement supportable. Je dois avouer que, pour des raisons personnelles, j’ai été très touché par le récit de l’auteur, séparé de sa mère presque à la naissance : 

« […] une lecture t’a appris qu’un bébé retiré à sa mère au cours de ses premières semaines subit un choc effroyable. Il vivait en un état de totale fusion avec elle, et coupé de celle-ci, tout se passe pour lui comme s’il avait été littéralement fendu en deux. […] Il n’a bien sûr aucune défense pour se protéger, et la souffrance qu’il éprouve, absolument terrible, va avoir de profondes et durables conséquences. À tel point qu’une fois devenus adultes, les êtres qui portent en eux cette déchirure évoluent le plus souvent vers la délinquance grave, la folie ou le suicide.

Ainsi as-tu pris conscience que tu avais toujours eu de la chance, que tu semblais être né sous une bonne étoile, qu’à ta manière et contrairement à ce que tu avais cru jusque-là, tu avais été et étais un favorisé du sort.

Celle qui t’a recueilli et élevé était un chef-d’œuvre d’humanité. En te donnant l’amour qu’un enfant peut désirer recevoir, elle a sans doute atténué les effets de la fracture, t’a soustrait au pitoyable destin qui t’était promis. » (p. 152-153)

Atteinte par la tuberculose, Aldéa, ma mère, était au sanatorium de Mont-Joli. Immédiatement après l’accouchement, à l’hôpital de Mont-Joli, j’ai été « adopté » par mes cousins Roland Lavoie et Thérèse Dufour, à Causapscal, pendant deux ans, avant que ma mère vienne me chercher à sa sortie du sanatorium. Maintenant âgée de 95 ans, Thérèse, toujours bien vivante, m’aura permis de survivre à cette première séparation. Je lui en garde une reconnaissance et un amour éternels.

9,5/10 "Récit autobiographique", Charles Juliet, Lambeaux, "Paysannerie française"