Lambeaux, Paris, Gallimard, coll. « Folio », no 2948, [1995] [1997]
2018, 155 p.
Écrivain peu connu au Québec, Charles Juliet, né le
30 septembre 1934 à Jujurieux, dans l’Ain (France), a écrit plus d’une
soixantaine d’ouvrages (poèmes, théâtre, récits, lettres, nouvelles, entretiens),
incluant neuf tomes d’un Journal : Ténèbres
en terre froide (1957-1964), Traversée
de nuit (1965-1968), Lueur après
labour (1969-1981), Accueils (1982-1988),
L’Autre Faim (1989-1992), Lumières d’automne (1993-1996), Apaisement (1997-2003), Au pays du long nuage blanc – Journal Wellington
(2003-2004), Gratitude (2005-2008).
Récit autobiographique écrit entre 1983 et 1985, Lambeaux est un petit livre (en nombre
de pages), mais un récit littéraire bouleversant sur la paysannerie de l’entre-deux
guerres et, plus particulièrement, sur le sort réservé aux paysannes, mères de
familles nombreuses, confrontées à l’isolement et à de durs labeurs.
« Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles,
tu vois s’avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des
exilés des mots
ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur
enfance
ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir
jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce
qu’ils n’ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et
portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés
pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une
fondamentale détresse. » (p. 151)
« Un jour, il te vient le désir d’entreprendre un
récit où tu parlerais de tes deux mères
l’esseulée
et la vaillante
l’étouffée
et la valeureuse
la
jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.
Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l’une
par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles n’ont cessé de
t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de leur douce lumière. » (p.
149-150)
« La première, celle qui lui a donné le jour, une
paysanne, à la suite d’un amour malheureux, d’un mariage qui l’a déçue, puis de
quatre maternités rapprochées, a sombré dans une profonde dépression.
Hospitalisée un mois après la naissance de son dernier enfant, elle est morte
huit ans plus tard dans d’atroces conditions.
La seconde, mère d’une famille nombreuse, elle aussi
paysanne, a recueilli cet enfant et l’a élevé comme s’il avait été son fils.
Après avoir évoqué ces deux émouvantes figures,
l’auteur relate succinctement son parcours : l’enfance paysanne, l’école
d’enfants de troupe, puis les premières tentatives d’écriture. » (4e
de couverture)
Si l’utilisation constante du « tu », pour raconter
la vie des deux mères et celle du narrateur, crée une distance bienvenue, la
description de la vie et de l’internement de la première mère est difficilement
supportable. Je dois avouer que, pour des raisons personnelles, j’ai été très
touché par le récit de l’auteur, séparé de sa mère presque à la naissance :
« […] une lecture t’a appris qu’un bébé retiré à sa
mère au cours de ses premières semaines subit un choc effroyable. Il vivait en
un état de totale fusion avec elle, et coupé de celle-ci, tout se passe pour
lui comme s’il avait été littéralement fendu en deux. […] Il n’a bien sûr
aucune défense pour se protéger, et la souffrance qu’il éprouve, absolument
terrible, va avoir de profondes et durables conséquences. À tel point qu’une
fois devenus adultes, les êtres qui portent en eux cette déchirure évoluent le
plus souvent vers la délinquance grave, la folie ou le suicide.
Ainsi as-tu pris conscience que tu avais toujours eu
de la chance, que tu semblais être né sous une bonne étoile, qu’à ta manière et
contrairement à ce que tu avais cru jusque-là, tu avais été et étais un
favorisé du sort.
Celle qui t’a recueilli et élevé était un
chef-d’œuvre d’humanité. En te donnant l’amour qu’un enfant peut désirer
recevoir, elle a sans doute atténué les effets de la fracture, t’a soustrait au
pitoyable destin qui t’était promis. » (p. 152-153)
Atteinte par la tuberculose, Aldéa, ma mère, était au
sanatorium de Mont-Joli. Immédiatement après l’accouchement,
à l’hôpital de Mont-Joli, j’ai été « adopté » par mes cousins Roland Lavoie et
Thérèse Dufour, à Causapscal, pendant deux ans, avant que ma mère vienne me
chercher à sa sortie du sanatorium. Maintenant âgée de 95 ans, Thérèse,
toujours bien vivante, m’aura permis de survivre à cette première séparation. Je lui en garde une reconnaissance et un amour éternels.
9,5/10 "Récit autobiographique", Charles Juliet, Lambeaux, "Paysannerie française"