samedi 18 avril 2020

JE VOUS ÉCRIS DANS LE NOIR / Jean-Luc Seigle


Je vous écris dans le noir, Paris, Flammarion, [janvier] 2015, 235 p. Grand Prix des lectrices de Elle 2016.

Le hasard (l’annonce de son décès sur FB, en mars 2020) a fait découvrir cet écrivain à Lorraine, ma compagne. Curieuse de connaître une œuvre romanesque couronnée de plusieurs prix, elle a entrepris la lecture d’En vieillissant les hommes pleurent (2012 – Grand Prix RTL/Lire 2012 – Prix Octave-Mirbeau 2013), Je vous écris dans le noir (2015) et Femme à la mobylette (2017).

Écrivain (six romans et deux essais), scénariste (cinéma – 2 ; télévision – près d’une trentaine) et dramaturge (huit œuvres dramatiques), Jean-Luc Seigle est né en 1955 au Puy-de-Dôme et décédé à Paris le 5 mars 2020.

Intrigué, ce fut à mon tour de plonger dans l’œuvre de cet écrivain talentueux, dont j’ignorais l’existence. J’ai débuté avec son roman Je vous écris dans le noir, qui met en scène Pauline Dubuisson, « héroïne » d’un fait divers macabre survenu en 1953. J’ai toujours été séduit par les œuvres qui, à partir d’un fait divers, reconstruisent une vie, dans laquelle fiction et réalité ne font qu’une. Je dois dire qu’à l’instar des œuvres de Simenon et de Koltès (Roberto Zucco), je n’ai pas été déçu. Seigle a imaginé les cahiers manuscrits retrouvés près du corps de la défunte, aujourd’hui disparus, d’où les trois cahiers fictionnels qui forment ce « roman », écrit au « je ».

Avis au lecteur. Sa lecture, jumelée à celle du fait divers largement documenté, laisse un goût très amer. Force est de constater que les valeurs patriarcales et guerrières de cette société, française certes et marquée par une époque (pas si lointaine) et une histoire exceptionnelle (celle de la Seconde Guerre mondiale), perdurent et n’ont rien perdu de leur emprise sur des milliards de femmes, Famille, Éducation, Justice, Santé s’alliant pour les maintenir dans un état de féodalité et de misère affective.

 « Fabienne Pascaud, dans le magazine Télérama [en 2015] écrit : « Jean-Luc Seigle a choisi de faire du sombre fait divers un fascinant récit à la première personne et s'y glisse magistralement dans la peau de son héroïne » et […] « il sait exprimer le féminin avec une empathie troublante ». » (Wikipédia)

Pauline Dubuisson, née le 11 mars 1927 à Malo-les-Bains (Nord) et morte le 22 septembre 1963 à Essaouira (Maroc), est connue pour avoir été jugée, en 1953 à Paris, pour le meurtre de son ex-petit ami Félix Bailly. Elle a inspiré le personnage principal du film d’Henri-Georges Clouzot, La Vérité (1960). En 1961, après avoir vu le film inspiré de sa vie, et dans lequel Brigitte Bardot incarne son rôle de meurtrière, Pauline Dubuisson fuit la France et s’exile au Maroc, sous un faux nom. (4e de couverture)

Le film de Clouzot, que je n’ai pas encore vu, prend de nombreuses libertés par rapport aux faits réels. Clouzot en fait une histoire de jalousie entre deux sœurs et passe complètement sous silence l’épisode de la Libération, présentant l’héroïne comme une jeune femme oisive, aux mœurs légères.


Née à la suite de quatre frères (trois dans le roman), élevée comme un garçon dans une famille protestante et bourgeoise de Dunkerque (sa mère Hélène Hutter, femme réservée, laisse l'éducation des enfants à son mari, André Dubuisson, vétéran de la Première Guerre mondiale, ancien colonel de réserve et entrepreneur en travaux publics qui lui serine sans cesse [à Pauline] que « la vie est un combat, seuls les forts s'en tirent »), elle se révèle une bonne élève mais est néanmoins exclue à 14 ans de l'école pour avoir été vue, en pleine Occupation, se promenant avec un marin allemand. Son père, dont l'entreprise a été rasée par les bombes, l'encourage alors à démarcher des officiers allemands afin de faciliter ses affaires.

En 1944, alors qu'elle a obtenu son baccalauréat et souhaite devenir médecin, elle entre comme aide-infirmière à l'hôpital allemand de Dunkerque, le centre hospitalier de Rosendaël, où elle devient la maîtresse du médecin-chef de l'établissement, le colonel Von Dominik, homme de 53 ans.

Cette relation lui vaut, à la Libération, d'être conduite avec d'autres femmes sur la place publique, où elles sont tondues, déshabillées et couvertes de croix gammées, avant de comparaître devant un « tribunal du peuple », où elle est violée, qui la condamne au peloton d'exécution. Son père, en tant qu'officier de réserve, parvient à la faire libérer de justesse, mais tous deux doivent quitter Dunkerque immédiatement. 

L’auteur donne à lire le tragique destin d'une femme (« […] condamnée à mort à trois reprises par les hommes de son temps. » (4e de couverture)) ,dont le véritable crime, aux yeux des hommes et d’une société misogyne et machiste, est d'avoir voulu vivre sa vie et ses amours comme elle l'entendait.

Ce fait divers a marqué de nombreux auteurs au fil des ans et donné lieu à de nombreuses relectures : Michel Vinaver, Portrait d’une femme, in Théâtre complet 2, Arles, Actes Sud, 1986, 546 p. / Jean-Marie Fitère, la Ravageuse : le Roman vrai de Pauline Dubuisson, Paris, Presses de la Cité, 1991, 243 p. / Serge Jacquemard, l'Affaire Pauline Dubuisson, Paris, Fleuve noir, coll. « Crime story » (no 3), 1992,216 p., réédité en 2016 chez French Pulp Éditeurs. / Julien Moca et Gérald Forton, l'Affaire Pauline Dubuisson, Sayat, De Borée, coll. « Les Grandes Affaires criminelles et mystérieuses », 2012, 48 p. / Jean-Luc Seigle, janvier 2015. / Philippe Jaenada : La Petite Femelle, Paris, Julliard, [août] 2015, 706 p. Roman biographique fondé sur des recherches dans les archives de l’époque, qui s’efforce de rectifier les versions couramment admises de la vie de Pauline Dubuisson, ainsi que de relever certaines anomalies de son procès. (Wikipédia)


« Je n’avais pas encore compris que ce n’était pas l’amour, ni le désir, ni la sexualité qui faisait une femme mais sa prodigieuse capacité à affronter et à transformer la vie comme aucun homme ne serait capable de le faire. Eux savent se battre contre des choses concrètes, contre des bêtes, contre les intempéries, contre des ennemis, alors que les femmes sont capables de se battre contre l’inconnu, contre les mauvais esprits, contre le Destin. » (p. 48)

« […] personne ne naît assassin. Alors il faut croire que le crime est comme la

poésie, la conséquence de choses mystérieuses et immaîtrisables. » (p. 57)

« Je ne connais pas de livres qui vous disent de rester à votre place et de ne rien espérer ou de ne rien attendre de la vie ; ceux qui disent ça dans les romans sont toujours des personnages exécrables : les vieilles tantes que l’on trouve dans la littérature anglaise ou les suivantes des grandes héroïnes de la tragédie. » (p. 109-110)

« C’étaient les mots que je voulais tuer, les mots qui salissent et qui blessent. » (p. 189)

« Je m’appelle Pauline Dubuisson et j’ai été condamnée pour meurtre en 1953. Ce n’est qu’une petite phrase, grammaticalement correcte, qui ne vaut rien d’un point de vue littéraire et qui pourtant a plus d’implication que n’importe quelle phrase écrite par le plus grand des poètes. C’est quoi cette histoire de la pauvreté de la langue qui peut faire plus de bien ou plus de mal que n’importe quelle phrase magnifique ? (p. 217-218)

9,5/10 Pauline Dubuisson, "Fait divers", Jean-Luc Seigle, "La Libération", "La Vérité", Henri-Georges Clouzot, Brigitte Bardot