dimanche 17 mars 2024

LES INGÉNIEURS DU CHAOS / Giuliano da Empoli

 Les Ingénieurs du chaos, Paris, Éditions JC Lattès, 2019, 205 p.

Si le nom de l'auteur vous dit quelque chose, c'est probablement que vous avez lu ou entendu parler du Mage du Kremlin, (Grand Prix du roman de l'Académie française), publié en 2022, qui a connu une consécration mondiale.

Ici, nous sommes dans un tout autre registre, celui d'un court essai sur les populismes, qui révèle « [...] le travail acharné de dizaines de spin doctors, d'idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d'experts en Big Data qui sont en train de réinventer les règles du jeu politique. » (4e de couverture).

En lisant le résumé qui suit, ne te laisse pas décourager, lecteur, lectrice, par des sujets qui ne te sont peut-être pas familiers et qui se déroulent dans divers pays, mettant en lumière le rôle majeur d'hommes de l'ombre, qui manipulent les données et les faits pour imposer des idéologies de droite et d'extrême-droite. Au contraire, le style de l'auteur est limpide, comme l'illustrent les extraits cités.

L'auteur nous convie, en six chapitres, à voyager de l'Italie à l'Angleterre, de la Hongrie aux États-Unis.

Dans La Silicon Valley du populisme, Empoli raconte « [...] l'histoire d'un expert en marketing italien qui comprend, au début des années 2002, qu'Internet va révolutionner la politique [...]. Gianroberto Casaleggio va ainsi embaucher un comique, Beppe Grillo, pour qu'il devienne le premier avatar en chair et en os d'un parti-algorithme, le Mouvement 5 Étoiles [Movimento 5 Stelle], entièrement fondé sur le recueil des données des électeurs et sur la satisfaction de leurs demandes, indépendamment de toute base idéologique. » (p, 19), parti xénophobe longtemps dirigé par Luigi Di Maio, qui s'alliera à La Ligue du Nord de Matteo Salvini. En complément de programme, un portrait de Steve Bannon, « le Grand Manipulateur », que l'on retrouve très souvent à Rome, et qui contribuera de façon décisive à l'élection de Donald Trump, en 2016.

Le Netflix de la politique trace un parallèle entre le Mouvement 5 Étoiles et Netflix, décortique en profondeur le rôle de Gianroberto Casaleggio et de son fils Davide dans leur main-mise sur le Mouvement 5 Étoiles. « Dans un entretien au Corriere della Sera, Davide Casaleggio parle du Mouvement comme s'il s'agissait d'une chaîne de magasins : « Nous garantissons un meilleur service et nous sommes plus efficaces pour porter les requêtes des citoyens dans les institutions [...] la vieille partitocratie est comme un Blockbuster, tandis que nous sommes comme Netflix. » » (p. 67)

Waldo à la conquête de la planète. Waldo, l'ours bleu de Channel Four, qui se moque des invités du jour d'un talk-show trash, et derrière qui se cache un acteur de trente-trois ans, devient tellement populaire qu'il est admis dans les débats publics entre candidats politiques et dans les émissions les plus sérieuses, vu comme « le porte-parole des laissés-pour-compte », « étrange bête qui se nourrit essentiellement de rage, de paranoïa et de frustration ». Peter Sloterdijk, dans Colère et Temps, publié en 2007, y reconstruit l'histoire politique de la colère.

« Mais derrière le rejet des élites et la nouvelle impatience des peuples il y a la manière dont les relations entre les individus sont en train de changer » (p. 78), notamment grâce à Facebook.

« Nous sommes des créatures sociales et notre bien-être dépend, dans une bonne mesure, de l’approbation de ceux qui nous entourent. Contrairement aux autres animaux, l’homme naît sans défenses et sans compétences, et il le reste pendant de nombreuses années. Dès le départ, sa survie dépend des rapports qu’il réussit à instaurer avec les autres. Le pouvoir d’attraction diabolique des réseaux sociaux se fonde sur cet élément primordial. Chaque like est une caresse maternelle faite à notre ego. L’architecture entière de Facebook est fondée sur notre besoin de reconnaissance, comme l’admet tranquillement son premier bailleur de fonds Sean Parker :

« Nous te fournissons une petite dose de dopamine chaque fois que quelqu’un te met un like, commente une photo ou un post, ou n’importe quoi d’autre. C’est un loop de validation sociale, exactement le genre de chose qu’un hacker comme moi pourrait exploiter, parce qu’il tire profit d’un point faible de la psychologie humaine. Les inventeurs, les créateurs, moi, Mark [Zuckerberg], Kevin Systrom de Instagram, en étaient parfaitement conscients. Et nous  l’avons fait quand même. Cela transforme littéralement les relations que les personnes entretiennent entre elles et avec la société dans son ensemble. Cela interfère probablement avec la productivité d’une certaine manière. Seul Dieu sait quel effet cela produit sur les cerveaux de nos enfants. » » (p. 78-79)

Troll en chef ou la conquête de l'Amérique par Donald Trump, qui s'amorce avec l'élection de Barak Obama. Steve Bannon, qui s'appuie sur des communautés digitales, « moins visibles, et moins présentables » s'allie dans un premier temps avec Andrew Breitbart, un journaliste écrivain qui dénonce « l'hégémonie culturelle de la gauche américaine ». Après le décès de ce dernier, il rencontre Milo Yiannopoulos, jeune trentenaire anglais, confondateur d'un magazine en ligne consacré aux nouvelles technologies, qui deviendra le troll en chef d'une armée de centaines de milliers de gamers, « qui se battent contre la censure progressiste au nom de la liberté d'expression qui [...] doit être absolue. « Il y a une armée de programmeuses et d'activistes féministes psychopathes, écrit-il [Milo], protégées par des blogueurs esclaves du politiquement correct [...] ». (p. 112) « [...] les gamers et les blogueurs de la droite alternative vont [ainsi] rendre au candidat républicain plusieurs services essentiels. » (p. 122)

Drôle de couple à Budapest. Celui formé par Victor Orban, président de la Hongrie, et Arthur Finkelstein, spécialiste du microtargeting [voir le texte cité ci-après].

Arthur Finkelstein, juif américain de New York, milite dans l’aile dure du parti républicain. « Sa méthode est le microtargeting, c’est-à-dire des analyses démographiques sophistiquées et des sondages effectués à la sortie des urnes sur les électeurs des primaires, qui vont permettre d’identifier les divers groupes auxquels envoyer des messages différents. Mais [son] vrai talent consiste, dès le début, non pas tant à promouvoir son candidat qu’à détruire l’adversaire. » (p. 130)

« La chose la plus importante, dit-il lors d’une conférence qu’il donne à Prague, c’est que personne ne sait rien. En politique, c’est ce que tu perçois comme vrai qui l’est, pas ce qui est   vrai. Si je vous dis que c’est un plaisir d’être ici, parce que j’ai quitté Boston où il neigeait et que maintenant je suis à Prague où le soleil brille, vous me croirez. Parce que vous savez qu’ici aujourd’hui est une belle journée. Si, au contraire, je vous dis que je suis triste d’être ici parce que j’ai laissé Boston sous le soleil et qu’ici, à Prague, il neige, vous ne me croirez ni sur Prague, parce qu’il vous suffit de vérifier par la fenêtre, ni sur Boston parce que je vous ai menti sur Prague. Voilà : un bon politique est un type qui dit un certain nombre de choses vraies avant de commencer à vous dire un certain nombre de choses fausses, parce qu’ainsi vous croirez à tout ce qu’il vous raconte, vérités et mensonges. » (p. 138-139)

Les Physiciens. Ce dernier texte porte sur le référendum anglais qui a conduit au Brexit et sur Dominic Cummings, directeur de la campagne en faveur du Brexit, qui « [...] a organisé sa campagne avec l'aide d'une équipe de scientifiques originaires des meilleures universités de la Californie et d'une société canadienne de Big Data liée à Cambridge Analytica, AggregateIQ » (p. 152), qui fera également parler d'elle lors de l'élection de Donald Trump.

En conclusion, « la politique quantique » :

« La physique quantique est parsemée de paradoxes et de phénomènes qui défient les lois de la rationalité scientifique. Elle nous révèle un monde dans lequel rien n’est stable et où une réalité objective ne peut pas exister – parce que, inévitablement, chaque observateur la modifie sur la base de son point de vue personnel. » (p. 189)

« La politique quantique est pleine de paradoxes : des milliardaires deviennent les porte-drapeaux de la colère des déshérités, des décideurs publics font de l’ignorance un étendard, des ministres contestent les données de leur propre administration. Le droit de se contredire et de s’en aller, que Baudelaire invoquait pour les artistes, est devenu, pour les nouveaux politiques, le droit de se contredire et de rester, soutenant tout et son contraire dans une succession de tweets et de directs Facebook qui construit, brique après brique, une réalité parallèle pour chacun de leurs followers. » (p. 191)

9/10 Facebook, "Victor Orban", "Donald Trump", "Matteo Salvini", "Steve Bannon", Brexit, "Spin Doctors", "Big Data", Populisme, "Beppe Grillo", "Luigi Di Maio", "Mouvement 5 Étoiles", Microtargeting

mercredi 6 mars 2024

TRISTE TIGRE / Neige Sinno


Triste Tigre
, Paris, P.O.L., 2023, 284 p.

Prix littéraire Le Monde 2023, Prix Femina 2023, Prix Goncourt des lycéens 2023, Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023.

Une petite fille morte dit : Je suis celle qui pouffe d’horreur dans les poumons de la vivante. Qu’on m’enlève tout de suite de là. (Antonin Artaud, p. 186)

« Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'inceste sans oser le demander... »

Ce pastiche « incongru » du titre du film de Woody Allen (1972) [remplacer inceste par sexe] ne convient guère au triste et douloureux récit littéraire de Neige Sinno. Il n'empêche que cette phrase m'est venue à la fin, comme une soupape libératrice, après la lecture exigeante de cette autobiographie, de cette œuvre de non-fiction. Je n'ai pas lu, loin de là, les nombreux récits, fictifs ou non, les témoignages des nombreuses victimes de ce drame humain. Mais celui-ci est raconté avec une telle vérité, une telle force dans l'écriture, sans masquer la triste réalité, la brutalité physique et psychologique exercée par le beau-père de la victime, dès l'âge de 7 ans, et ce jusqu'à ses 14 ans...

« Ce qui est bien avec la non-fiction c’est qu’on peut faire fi de la vraisemblance, exposer des faits et des enchaînements de faits qui semblent incohérents, voire impossibles, mais on a le droit, et il faut bien que le lecteur nous fasse confiance puisqu’on lui dit que ça s’est passé comme ça. » (p. 131)

Récit accablant pour l'auteur de ces exactions, qui sera condamné à neuf ans de pénitencier, et pour l'entourage qui sait, mais..., l'auteure ne s'épargne guère non plus dans ce va et vient entre le bourreau et sa victime, dans cette tension, ce maelstrom d'émotions complexes, impossibles à démêler pour l'enfant et l'adolescente. Entre soumission, résistance, peur, violence, « tendresse et amour », sexualité pervertie, la narratrice parviendra à trouver le courage de dénoncer son agresseur et de refaire sa vie dans un exil mexicain, mais sans pour autant trouver ni la paix, ni le soulagement, ni l'oubli.

« Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment. » (p. 202)

En contrechamp, Neige Sinno interroge la littérature, son pouvoir libérateur dans le dévoilement de soi, mais aussi son impuissance en tant qu'outil de guérison. Elle se raconte également en citant et analysant d’autres textes, d’autres récits sur l'inceste et le viol : Lolita de Vladimir Nabokov (1955), Virginia Woolf, Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes.

« J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. »

« L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. » (Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, 1952) (p. 200)

Tout pétri de compassion qu'il soit, impossible pour l' « innocent lecteur-voyeur » d'échapper à la question du plaisir, à l'inscription de la sexualité dans la chair de l'enfant et de l'adolescente, à la question du consentement (Vanessa Springora). Sans tomber dans l'excès ou dans le sensationnalisme, l'auteure ne cache rien de la brutalité ou de la banalité des actes commis (fellation, sodomie, etc.). S'appuyant sur le Voyage dans l'Est de Christine Angot, la réflexion de Neige Sinno l'amènera à conclure que « […] le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe. » (p. 164)

« -… Et du point de vue, sans être trop intime, mais nous parlons de choses tellement intimes, en même temps, du point de vue sexuel, n’était-ce que désagréable ? Ou y avait-il du mélange ?

-La question du plaisir, vous voulez dire ?

-Oui.

-Est-ce qu’on demande à un enfant battu s’il a eu mal ? Pourquoi demande-t-on à un enfant   violé s’il a eu du plaisir ? Un enfant battu est humilié par les coups, un enfant violé par les caresses. Ce sont des stratégies d’humiliation dans les deux cas. L’inceste est un déni de filiation, qui passe par l’asservissement de l’enfant à la satisfaction sexuelle du père. Ou d’un personnage puissant de la famille. Savoir qu’il est asservi, humilié, déclassé, que sa vie est foutue, et son avenir en danger, quel plaisir un enfant peut éprouver à ça ? » (p. 144-145)

« Le viol, plutôt qu’être principalement l’expression d’un désir sexuel, est en fait l’utilisation de la sexualité afin d’exprimer ces questions de la puissance ou de la colère. Il est ainsi un acte pseudo-sexuel, un ensemble de comportements sexuels ayant plus à voir avec le statut, l’hostilité, le contrôle, la domination qu’avec la sensualité ou la satisfaction sexuelle. (Nicolas Estano, psychologue clinicien expert auprès de la Cour d’appel de Paris) (p. 164)

On ne peut que se réjouir du courage de Neige Sinno d'avoir couché par écrit et porté à la face du monde ce récit incandescent. L'énorme audience reçue par ce livre témoigne de la justesse, de l'authenticité et de l'acuité de la parole de l'auteure.

« Un jour j’ai compris que c’était terminé tout ça, le viol, l’enfance, la famille. Maintenant je pouvais  partir vivre ma vie. J’ai cru que j’étais libre. Mais on n’est jamais complètement libre, puisque rien ne finit vraiment et que si on devient quelqu’un d’autre, cette part de nuit continue son chemin elle aussi. » (p. 163)

9/10 Inceste, Récit, Autobiographie, "Christine Angot", "Prix Goncourt des lycéens", "Prix Femina"