mercredi 6 mars 2024

TRISTE TIGRE / Neige Sinno


Triste Tigre
, Paris, P.O.L., 2023, 284 p.

Prix littéraire Le Monde 2023, Prix Femina 2023, Prix Goncourt des lycéens 2023, Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023.

Une petite fille morte dit : Je suis celle qui pouffe d’horreur dans les poumons de la vivante. Qu’on m’enlève tout de suite de là. (Antonin Artaud, p. 186)

« Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'inceste sans oser le demander... »

Ce pastiche « incongru » du titre du film de Woody Allen (1972) [remplacer inceste par sexe] ne convient guère au triste et douloureux récit littéraire de Neige Sinno. Il n'empêche que cette phrase m'est venue à la fin, comme une soupape libératrice, après la lecture exigeante de cette autobiographie, de cette œuvre de non-fiction. Je n'ai pas lu, loin de là, les nombreux récits, fictifs ou non, les témoignages des nombreuses victimes de ce drame humain. Mais celui-ci est raconté avec une telle vérité, une telle force dans l'écriture, sans masquer la triste réalité, la brutalité physique et psychologique exercée par le beau-père de la victime, dès l'âge de 7 ans, et ce jusqu'à ses 14 ans...

« Ce qui est bien avec la non-fiction c’est qu’on peut faire fi de la vraisemblance, exposer des faits et des enchaînements de faits qui semblent incohérents, voire impossibles, mais on a le droit, et il faut bien que le lecteur nous fasse confiance puisqu’on lui dit que ça s’est passé comme ça. » (p. 131)

Récit accablant pour l'auteur de ces exactions, qui sera condamné à neuf ans de pénitencier, et pour l'entourage qui sait, mais..., l'auteure ne s'épargne guère non plus dans ce va et vient entre le bourreau et sa victime, dans cette tension, ce maelstrom d'émotions complexes, impossibles à démêler pour l'enfant et l'adolescente. Entre soumission, résistance, peur, violence, « tendresse et amour », sexualité pervertie, la narratrice parviendra à trouver le courage de dénoncer son agresseur et de refaire sa vie dans un exil mexicain, mais sans pour autant trouver ni la paix, ni le soulagement, ni l'oubli.

« Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment. » (p. 202)

En contrechamp, Neige Sinno interroge la littérature, son pouvoir libérateur dans le dévoilement de soi, mais aussi son impuissance en tant qu'outil de guérison. Elle se raconte également en citant et analysant d’autres textes, d’autres récits sur l'inceste et le viol : Lolita de Vladimir Nabokov (1955), Virginia Woolf, Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes.

« J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. »

« L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. » (Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, 1952) (p. 200)

Tout pétri de compassion qu'il soit, impossible pour l' « innocent lecteur-voyeur » d'échapper à la question du plaisir, à l'inscription de la sexualité dans la chair de l'enfant et de l'adolescente, à la question du consentement (Vanessa Springora). Sans tomber dans l'excès ou dans le sensationnalisme, l'auteure ne cache rien de la brutalité ou de la banalité des actes commis (fellation, sodomie, etc.). S'appuyant sur le Voyage dans l'Est de Christine Angot, la réflexion de Neige Sinno l'amènera à conclure que « […] le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe. » (p. 164)

« -… Et du point de vue, sans être trop intime, mais nous parlons de choses tellement intimes, en même temps, du point de vue sexuel, n’était-ce que désagréable ? Ou y avait-il du mélange ?

-La question du plaisir, vous voulez dire ?

-Oui.

-Est-ce qu’on demande à un enfant battu s’il a eu mal ? Pourquoi demande-t-on à un enfant   violé s’il a eu du plaisir ? Un enfant battu est humilié par les coups, un enfant violé par les caresses. Ce sont des stratégies d’humiliation dans les deux cas. L’inceste est un déni de filiation, qui passe par l’asservissement de l’enfant à la satisfaction sexuelle du père. Ou d’un personnage puissant de la famille. Savoir qu’il est asservi, humilié, déclassé, que sa vie est foutue, et son avenir en danger, quel plaisir un enfant peut éprouver à ça ? » (p. 144-145)

« Le viol, plutôt qu’être principalement l’expression d’un désir sexuel, est en fait l’utilisation de la sexualité afin d’exprimer ces questions de la puissance ou de la colère. Il est ainsi un acte pseudo-sexuel, un ensemble de comportements sexuels ayant plus à voir avec le statut, l’hostilité, le contrôle, la domination qu’avec la sensualité ou la satisfaction sexuelle. (Nicolas Estano, psychologue clinicien expert auprès de la Cour d’appel de Paris) (p. 164)

On ne peut que se réjouir du courage de Neige Sinno d'avoir couché par écrit et porté à la face du monde ce récit incandescent. L'énorme audience reçue par ce livre témoigne de la justesse, de l'authenticité et de l'acuité de la parole de l'auteure.

« Un jour j’ai compris que c’était terminé tout ça, le viol, l’enfance, la famille. Maintenant je pouvais  partir vivre ma vie. J’ai cru que j’étais libre. Mais on n’est jamais complètement libre, puisque rien ne finit vraiment et que si on devient quelqu’un d’autre, cette part de nuit continue son chemin elle aussi. » (p. 163)

9/10 Inceste, Récit, Autobiographie, "Christine Angot", "Prix Goncourt des lycéens", "Prix Femina"