samedi 10 février 2018

DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON / Pièce de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Brigitte Haentjens

Dans la solitude des champs de coton, pièce créée au Théâtre des Amandiers (Nanterre, France), dans une mise en scène de Patrice Chéreau, en 1987. À l'Usine C (Montréal), dans une mise en scène de Brigitte Haentjens, par Sibyllines, du 23 janvier au 10 février 2018. Texte publié aux Éditions de Minuit, Paris, 1986, 61 p.

« Alors  ne me refusez pas de me dire l'objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire ; et s'il s'agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-la comme on la dit à un arbre, ou face au mur d'une prison, ou dans la solitude d'un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ; de me la dire sans même me regarder. Car la vraie seule cruauté de cette heure du crépuscule où nous nous tenons tous les deux n'est pas qu'un homme blesse l'autre, ou le mutile, ou le torture, ou lui arrache les membres et la tête, ou même le fasse pleurer ; la vraie et terrible cruauté est celle de l'homme ou de l'animal qui rend l'homme ou l'animal inachevé, qui l'interrompt comme des points de suspension au milieu d'une phrase, qui se détourne de lui après l'avoir regardé, qui fait, de l'animal ou de l'homme, une erreur, comme une lettre qu'on a commencée et qu'on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. » (Le dealer, p. 31)

Cette oeuvre emblématique de Bernard-Marie Koltès, reconnu comme l'un des dramaturges francophones majeurs du XXe siècle, constitue un véritable défi tant pour le metteur en scène que pour les comédiens et le spectateur. Pièce à deux personnages, le dealer et le client, où tout est dit, où rien n'est vraiment dit, où l'un cherche à combler avec ce qu'il n'a peut-être pas le désir de l'autre, désir qui n'existe peut-être pas...

« L'amour, c'est donner ce que l'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas. » Jacques Lacan, cité par Robert Lévesque, « Le chien jaune », Carnets, dans Duel, Cahier de création, [s.d.], p. 57.

Mis en scène et joué comme un duel, une parade amoureuse, une corrida, un tango torride ou morbide, ce texte a le bonheur d'être interprété par deux comédiens au sommet de leur art, un Hugues Frenette, le dealer affable et manipulateur, et un Sébastien Ricard, le client fougueux et soupçonneux. Tant par leur jeu physique que par leur élocution (placée, classique pour le dealer ; rapide et saccadée pour le client), ces deux êtres se donnent complètement, se tournent autour, se sentent, se reniflent comme des chiens, dans un corps à corps sublimé, à qui réussirait à désarçonner l'autre, tels deux lutteurs de sumo.

Koltès disait à Hervé Guibert, dans un entretien pour le journal Le Monde, en 1983 :

« Un dialogue ne vient jamais naturellement. Je verrais volontiers deux personnes face à face, l'une exposer son affaire et l'autre prendre le relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d'une impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée. Chacun répond à côté, et ainsi le texte se balade. Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter. » [ou à se culbuter...] (Cité par Robert Lévesque, op. cit., p. 58-59.)

Dans ce texte porté uniquement par trente-six répliques, j'ai été particulièrement frappé à la fin du spectacle par la réplique du client, la trente-deuxième :

« [...] Il n'y a pas d'amour, il n'y a pas d'amour. [...] un homme meurt d'abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d'une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n'était que cela. » (p. 60)

À tout seigneur, tout honneur, le mot de la fin !

« Si un chien rencontre un chat par hasard, ou tout simplement par probabilité, parce qu'il y a tant de chiens et de chats sur un même territoire qu'ils ne peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser - ; si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune, sans langage familier, se trouvent par fatalité face à face - non pas dans la foule ni en pleine lumière, car la foule et la lumière dissimulent les visages et les natures, mais sur un terrain neutre et désert, plat, silencieux, où l'on se voit de loin, où l'on s'entend marcher, un lieu qui interdit l'indifférence, ou le détour, ou la fuite - ; lorsqu'ils s'arrêtent l'un en face de l'autre, il n'existe rien d'autre entre eux que de l'hostilité, qui n'est pas un sentiment, mais un acte, un acte d'ennemis, un acte de guerre sans motif.

Le premier acte de l'hostilité, juste avant le coup, c'est la diplomatie, qui est le commerce du temps. Elle joue l'amour en l'absence de l'amour, le désir par répulsion. Mais c'est comme une forêt en flammes traversée par une rivière : l'eau et le feu se lèchent, mais l'eau est condamnée à noyer le feu, et le feu forcé de volatiliser l'eau. L'échange des mots ne sert qu'à gagner du temps avant l'échange des coups, parce que personne n'aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps. Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu'il y ait encore de la place pour la raison. » Bernard-Marie Koltès, Prologue, Paris, Éditions de Minuit, 1991. (Citation tirée du programme.)

9,5/10 "Dans la solitude des champs de coton", Bernard-Marie Koltès, Brigitte Haentjens, Sébastien Ricard, Hugues Frenette, "Dramaturgie française", Sibyllines, "Usine C"