jeudi 16 avril 2020

L'AMIE PRODIGIEUSE I, II, III, IV / Elena Ferrante


L’Amie prodigieuse, Enfance, Adolescence, Paris, Gallimard, coll. « Folio », no 6052, [2011] 2014, 431 p. Traduit de l’italien par Elsa Damien : L’Amica geniale.

Prologue : Effacer les traces ; Enfance : Histoire de Don Achille ; Adolescence : Histoire des chaussures.

Raffaella Cerullo, appelée Lina ou Lila, Elena Greco, appelée Lenuccia ou Lenù, héroïnes de la saga en quatre tomes écrite par Elena Ferrante naissent toutes deux à Naples (Italie), en 1944. Pendant plus d’une soixantaine d’années, le lecteur suivra leur évolution et leur destinée, entremêlée inextricablement à celles de leur quartier, de l’Italie et de l’Histoire des femmes, en butte et en révolte contre l’ordre patriarcal, destinées qui traverseront un monde en ébullition, sur les plans politique, économique et social.

Dans ce premier tome, à la fin des années cinquante, dans un quartier pauvre de Naples, nous verrons Lila abandonner l’école pour travailler dans l’échoppe de cordonnier de son père, alors qu’Elena ira au collège puis au lycée.

« Je ne suis pas nostalgique de notre enfance : elle était pleine de violence. C’était la vie, un point c’est tout : et nous grandissions avec l’obligation de la rendre difficile aux autres avant que les autres ne nous la rendent difficile. »

Le lecteur qui aura traversé la centaine de pages qui composent l’enfance (la partie la plus laborieuse à lire) aura le bonheur de parcourir ensuite, aisément, les chemins de l’adolescence, de la jeunesse, de la maturité et de la vieillesse.

Une saga inoubliable !


Le Nouveau Nom, l’Amie prodigieuse – II, Jeunesse, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », [2012] 2016, 554 p. Traduit de l’italien par Elsa Damien : Storia del nuovo cognome (L’Amica geniale, volume secundo).

Naples, années soixante.

« Le soir de son mariage, Lila comprend que son mari Stefano [Carracci] l’a trahie en s’associant aux frères Solara, les camorristes qui règnent sur le quartier et qu’elle déteste depuis son plus jeune âge. Pour Lila Cerullo, née pauvre et devenue riche en épousant l’épicier, c’est le début d’une période trouble […]. De son côté, son amie Elena Greco, la narratrice, poursuit ses études au lycée et est éperdument amoureuse de Nino Sarratore, qu’elle connaît depuis l’enfance et qui fréquente à présent l’université. Quand l’été arrive, les deux amies partent pour Ischia […]. (4e de couverture)



Celle qui fuit et celle qui reste, Époque intermédiaire, l’Amie prodigieuse – III, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », [2013] 2017, 480 p. Traduit de l’italien par Elsa Damien : Storia di chi fugge e di chi resta (L’Amica geniale, volume terzo).

« Nous sommes à la fin des années soixante, les événements de 1968 s’annoncent, les mouvements féministes et protestataires s’organisent, et Elena, diplômée de l’École normale de Pise et entourée d’universitaires, est au premier rang. Même si les choix de Lila sont radicalement différents, les deux jeunes femmes sont toujours aussi proches, une relation faite d’amour et de haine, telles deux sœurs  qui se ressembleraient trop. Et, une nouvelle fois, les circonstances vont les rapprocher, puis les éloigner, au cours de cette tumultueuse traversée des années soixante-dix. » (4e de couverture)

Avec les tomes trois et quatre, nous pénétrons dans le cœur palpitant de cette saga, confrontés au destin douloureux et déchirant de ces deux femmes qui, en dépit des obstacles, tant familiaux qu’amoureux, poursuivent inexorablement leur route.

« Et en effet, j’avais décampé. Mais seulement pour découvrir, dans les décennies suivantes, que je m’étais trompée, et qu’en réalité nous étions prises dans une chaîne dont les anneaux étaient de plus en plus grands : le quartier renvoyait à la ville, la ville à l’Italie, l’Italie à l’Europe, et l’Europe à toute la planète. Et aujourd’hui, c’est ainsi que je vois les choses : ce n’est pas notre quartier qui est malade, ce n’est pas Naples, c’est le globe terrestre tout entier, c’est l’Univers, ce sont les univers ! Le seul talent consiste à cacher et à se cacher le véritable état des choses. » (p. 23)

« Je sentais que dans mon livre, mais aussi dans les romans en général, il y avait quelque chose qui me remuait vraiment, un cœur palpitant mis à nu, le même qui avait failli faire exploser ma poitrine à l’instant, désormais si lointain, où Lila m’avait proposé d’écrire une histoire avec elle. Finalement, c’était moi qui l’avais écrite pour de vrai. Mais était-ce ce que je voulais ? Écrire, écrire mais pas par hasard, et écrire mieux que je ne l’avais encore fait ? Étudier les récits du passé et du présent pour comprendre comment ils fonctionnaient et puis apprendre, apprendre tout du monde, avec pour seul objectif d’inventer des cœurs incroyablement vivants, que personne n’aurait su créer mieux que moi, pas même Lila si elle en avait eu la possibilité ? » (p. 53)


L’Enfant perdue, Maturité, Vieillesse, l’Amie prodigieuse – IV, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », [2014] 2018, 551 p. Traduit de l’italien par Elsa Damien : Storia della bambina perduta (L’Amica geniale, volume quarto).

Maturité : L’Enfant perdue ; Vieillesse : Mauvais sang ; Épilogue : Restitution.

« À la fin de Celle qui fuit et celle qui reste, Lila montait son entreprise d’informatique avec Enzo [Scanno], et Elena réalisait enfin son rêve : aimer Nino et être aimée de lui, quitte à abandonner son mari et à mettre en danger sa carrière d’écrivain. Car elle s’affirme comme une auteure importante et l’écriture l’occupe de plus en plus, au détriment de l’éducation de ses deux filles, Dede et Elsa. » (4e de couverture)

« J’expliquai que j’avais toujours cherché à m’imposer grâce à une intelligence masculine – « je me suis sentie inventée par les hommes et colonisée par leur imagination », ainsi commençais-je chaque soir –, et je racontai que j’avais récemment vu un de mes amis d’enfance s’efforcer par tous les moyens de subvertir sa nature en extirpant la fille qui était en lui.

[…]

Voilà, me disais-je, le couple cède, la famille cède, l’ensemble des carcans culturels cède, toute possibilité d’accommodement social-démocrate cède, et en même temps chaque chose essaie de prendre violemment une autre forme, jusqu’alors impensable : Nino et moi, mes enfants additionnées aux siens, l’hégémonie de la classe ouvrière, le socialisme et le communisme, et surtout le sujet imprévu, la femme, moi ! » (p. 57)

« J’avais beau désormais écrire et parler de l’autonomie féminine en long et en large, je ne pouvais me passer de son corps, de sa voix et de son intelligence. Me l’avouer fut chose terrible, pourtant je continuais à le vouloir, je l’aimais même plus que mes filles. À l’idée de lui nuire et de ne plus le revoir, c’était comme si je me fanais d’un coup et dans la douleur : la femme libre et cultivée perdait ses pétales, se détachant de la femme-mère, la femme-mère prenait ses distances avec la femme-maîtresse et la femme-maîtresse avec la mégère enragée, et toutes semblaient sur le point de partir au gré du vent. Plus Milan approchait, plus je réalisais que, Lila écartée, je ne savais pas me donner de consistance, si ce n’est en me modelant sur Nino. J’étais incapable d’être mon propre modèle. Sans Nino, je n’avais plus de base à partir de laquelle, depuis le quartier, me projeter vers le monde : je n’étais qu’un tas de détritus. » (p. 108)

« Anarchiste, marxiste, gramscien, communiste, léniniste, trotskiste, maoïste ou ouvriériste devenaient rapidement des étiquettes dépassées ou, pire, des signes de brutalité. L’exploitation de l’homme par l’homme et la logique du profit maximal, qui par le passé avaient été vues comme des abominations, étaient redevenues partout la clef de voûte de la liberté et de la démocratie. » (p. 492)

« Y a que dans les mauvais romans que les gens pensent et disent toujours ce qu’il faut, dans ces livres-là, chaque effet a une cause, il y a les gentils et les méchants, et à la fin le lecteur est consolé. » (p. 522)

« J’avais suivi mon époque pas à pas, inventant des histoires et réfléchissant. J’avais mis l’accent sur certains maux, que j’avais choisi de mettre en scène. J’avais envisagé je ne sais combien de fois des changements salvateurs qui ne s’étaient jamais réalisés. J’avais utilisé la langue de tous les jours pour évoquer des choses de tous les jours. J’avais insisté sur certains thèmes : le travail, les conflits de classe, le féminisme, les marginaux. » (p. 531)

« Mais je n’étais plus cet être à peine âgé de quelques années qui découvrait les extraordinaires qualités de sa camarade de classe. Maintenant j’étais une femme mûre, avec un profil professionnel solide. J’étais ce que Lila elle-même avait souvent répété, tantôt par plaisanterie, tantôt sérieusement : Elena Greco, l’amie prodigieuse de Raffaella Cerullo. » (p. 533)


Une saga inoubliable, certes, mais qui ne se laisse pas appréhender facilement, qu’il faut prendre à bras le corps, à lire en continu, compte tenu des nombreuses familles et des nombreux personnages qui peuplent ce Teatrum Mundi, du travail remarquable sur le temps, le passé et la mémoire, sans négliger l’impact émotionnel sur le lecteur, plongé dans un monde incohérent, trompeur, violent, mais non dénué d’amour.

9,5/10 Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, Le Nouveau Nom, Celle qui reste et celle qui fuit, L’Enfant perdue, Saga italienne, Naples, Féminisme, Roman social, Roman politique