jeudi 3 décembre 2020

YOGA / Emmanuel Carrère


Yoga, Paris, P.O.L., 2020, 397 p.

« C'est un livre sur le yoga et la dépression
Sur la méditation et le terrorisme
Sur l'aspiration à l'unité et le trouble bipolaire
Des choses qui n'ont pas l'air d'aller ensemble
En réalité, si : elles vont ensemble. » (4e de couverture)
 
Divisé en cinq parties : L’enclos ; 1 825 jours ; Histoire de ma folie ; Les garçons ; Je continue à ne pas mourir, ce nouvel ouvrage d'Emmanuel Carrère, toujours attendu avec fébrilité, contient, en réalité, plusieurs récits qui, s'ils semblent avoir peu de liens entre eux, n'en composent pas moins une mosaïque pleine de « vie et de fureur », qui relate, sur un mode romanesque, le vécu de l'auteur sur une période de quatre ans, à partir du 7 janvier 2015.
 
7 janvier 2015 : Carnage au journal français Charlie Hebdo. Une date à tout jamais inscrite dans notre mémoire, comme celles du 13 novembre 2015 (la tuerie du Bataclan) et du 11 septembre 2001, dates qui marqueront à jamais le XXIe siècle de leur empreinte.
 
Il y a donc ici plusieurs livres en un, celui sur le yoga et la méditation, celui sur le terrorisme et ses conséquences physiques et morales, celui sur la folie et son traitement, et, finalement, celui sur les réfugiés de l’île de Léros, en Grèce, où l’auteur intervient auprès d’un groupe de jeunes garçons, comme bénévole, le tout décrit sans linéarité, mais toujours avec émotion et retenue, exploration en profondeur de la psyché humaine.

Pour terminer, Carrère rend un hommage chaleureux à Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.), son éditeur depuis trente-cinq ans, décédé en 2018 dans un accident de voiture, ainsi que, étonnamment, à Renaud Camus, « […] un écrivain d’exception […] que sa folie actuelle ne peut rien […] changer […] » (p. 366).

EXTRAITS : 

« [...] venir voir, avec le moins de préjugés possible ou en ayant, au moins, conscience de ces préjugés. » (p. 22)

« […] l’intérêt de la méditation […], c’est de susciter en soi une espèce de témoin qui espionne le tourbillon de vos pensées sans se laisser emporter par elles. Vous n’êtes que chaos, confusion, marmelade de souvenirs et de peurs et de fantômes et de vaines anticipations, mais quelqu’un de plus  calme, à l’intérieur de vous, veille et fait son rapport. » (p. 33-34)

« « La visée de l’art n’est pas la décharge momentanée d’une sécrétion d’adrénaline mais la construction patiente, sur la durée d’une vie entière, d’un état de quiétude et d’émerveillement. » » (Glenn Gould, p. 37)

« Car c’est cela, la révolution, une des révolutions de la méditation. Au lieu de considérer avec animosité des pensées dont on n’est pas trop fier, au lieu de chercher à les éradiquer, on se contente de les observer sans en faire un drame. Parce qu’elles existent, parce qu’elles sont là. Ni vraies, ni bonnes ni mauvaises : de micro-événements psychiques, des bulles à la surface de la conscience. Si on les envisage ainsi, sans même qu’on s’en rende compte elles perdent de leur empire et de leur nocivité. Ne pas les juger, ses propres pensées, pas plus que son prochain. Les prendre pour ce qu’elles sont, les voir comme elles sont. Oui, c’est une troisième, et peut-être la plus juste, définition de la méditation : voir ses pensées comme elles sont. Voir les choses comme elles sont. » (p. 38)

« […] la tâche, la seule, à laquelle doit s’atteler un homme doué de bons sens, c’est de chercher à sortir du samsara, cette roue de changements et de souffrances qu’on appelle la condition humaine, pour accéder au nirvana qui est la vie enfin réelle, soustraire à l’illusion, celle où on voit les choses comme elles sont. C’est ça le yoga, dit Hervé. Enfin : c’est ça le yoga si on le prend au sérieux, pas seulement pour de la gymnastique. » (p. 41)

« J’aime pratiquer la marche, dans la montagne à vaches, comme une méditation, en essayant de tresser le pas, le souffle, les sensations, les perceptions et les pensées […]. » (p. 42)

« Je suis changeant, nous sommes changeants, le monde est changeant. La seule chose qui ne changera jamais, c’est que tout change, tout le temps. C’est ce que disent le Yi-King et toute la pensée chinoise. Ils ne sont pas les seuls à le dire : Platon le dit aussi dans le Phédon, et l’Ecclésiaste –- « Un temps pour vivre, un temps pour mourir, un temps pour aimer, un temps pour haïr… » – et le simple bon sens : après la pluie le beau temps. » (p. 134)

« Après avoir lu le chapitre qui précède, je suppose que vous avez tapé « martha argerich polonaise héroïque » et que vous l’avez regardée à votre tour. Peut-être qu’elle vous fait du bien vous aussi. Peut-être que vous aussi en envoyez le lien aux gens que vous aimez. […] L’algorithme de Google renvoie les gens qui ont regardé et aimé cette vidéo à un documentaire sur la pianiste réalisé par sa fille, qui tout en l’admirant sans mesure a de bonnes raisons de lui en vouloir tant elle est névrosée, despotique, toxique, une mère aussi terrible que puissante. C’est plutôt réconfortant, que le ciel ne s’ouvre pas seulement aux saints, aux anges, aux assidus du zafu, mais à nous autres membres de la lamentable et magnifique famille des nerveux, à nous autres qu’assaillent les chiens noirs. » (p. 336-337)

« La méditation, c’est d’être assis, en silence, immobile. La méditation, c’est tout ce qui se passe dans la conscience pendant le temps où on est assis, en silence, immobile. La méditation, c’est faire naître à l’intérieur de soi un témoin qui observe le tourbillon des pensées sans se laisser emporter par elles. La méditation, c’est voir les choses comme elles sont. La méditation, c’est se décoller de son identité. La méditation, c’est découvrir qu’on est autre chose que ce qui dit sans relâche : moi ! moi ! moi ! La méditation, c’est découvrir qu’on est autre chose que son ego. La méditation, c’est une technique pour éroder l’ego. La méditation, c’est plonger et s’établir dans ce que la vie a de contrariant. La méditation, c’est ne pas juger. La méditation, c’est faire attention. La méditation, c’est observer les points de contact entre ce qui est soi et ce qui n’est pas soi. La méditation, c’est l’arrêt des fluctuations mentales. La méditation, c’est observer ces fluctuations mentales qu’on appelle les vritti pour les calmer et à terme les éteindre. La méditation, c’est être au courant que les autres existent. La méditation, c’est plonger à l’intérieur de soi et creuser des tunnels, construire des barrages, ouvrir de nouvelles voies de circulation et pousser quelque chose à naître, et déboucher dans le grand ciel ouvert. La méditation, c’est trouver en soi une zone secrète et irradiante, où on est bien. La méditation, c’est être à sa place, où qu’on soit. La méditation, c’est être conscient de tout, tout le temps (cette définition est de Krishnamurti). La méditation, c’est accepter tout ce qui se présente. La méditation, c’est ne plus se raconter d’histoires. La méditation, c’est laisser tomber, ne plus rien attendre, ne plus chercher à faire quoi que ce soit. La méditation, c’est vivre dans l’instant présent. La méditation, c’est pisser et chier quand on pisse et chie, rien de plus. La méditation, c’est ne rien ajouter. » (p. 350-351)

« François Truffaut disait qu’un film, c’est un processus de déperdition. Entre l’idée qu’on s’en faisait avant de le commencer et le résultat final, il y a plus ou moins d’écart : s’il y en a peu le film est réussi, s’il y en a beaucoup il est raté. Ainsi pensent les artistes du contrôle, les démiurges qui, comme Hitchcock ou Kubrick, entendent plier le réel à leur volonté et à leur rêve. D’autres, parmi lesquels je me compte, c’est l’inverse : moins le film ou le livre ressemble à ce qu’ils avaient imaginé, plus long et capricieux se révèle le chemin entre le point de départ et celui d’arrivée, plus le résultat les surprend, plus ils sont contents. C’est le voyage qui compte, pas la destination – ou, comme disait Chogyam Trungpa : « Le chemin est le but. » » (p. 374-375)

9,5/10 Yoga, Méditation, Terrorisme, Dépression, Réfugiés, "Paul Otchakovsky-Laurens", "Renaud Camus", "François Truffaut", "Stanley Kubrick", "Alfred Hitchcock"