mardi 9 février 2021

L’ANOMALIE / Hervé Le Tellier

 


 

L’Anomalie, Paris, Gallimard NRF, 2020, 332 p. Prix Goncourt 2020.

 

Tous les torrents vont à la mer

et la mer n’est pas pleine.

Les torrents vont à la mer

où ils ne cessent d’aller

Ce qui a été, cela sera,

ce qui s’est fait, cela se refera :

Il n’y a rien de neuf sous le soleil.

L’Ecclésiaste

  

Méfions-nous des Prix Goncourt ! Une trop grande exposition médiatique peut, soit engendrer une certaine déception chez le lecteur, soit l’amener à découvrir un auteur, une œuvre abordée pourtant avec circonspection.

« Anomalie », dites-vous ? Tout à fait le cas, ici. Un titre peu aguicheur, un auteur, pourtant prolixe, mais inconnu (pour ma part). Tout pour passer à côté d’un pur chef d’œuvre. N’eût été du bouche à oreille, je serais probablement resté insensible à la médiation du Prix Goncourt.

Divisé en trois volets : I. Aussi noir que le ciel ; II. La vie est un songe, dit-on ; III. La Chanson du néant, ce roman offre un fabuleux jeu de pistes dans lequel le lecteur se plonge avec frénésie. Premier chapitre : un roman noir, avec Blake (de son vrai nom, Farsati Lipowski). Les chapitres suivants nous conduisent dans d’autres univers romanesques, tout aussi crédibles et bien menés : celui de la mise en abyme, de l’écrivain suicidaire, Victor Miesel, oppressé par l’écriture de L’Anomalie ; celui de la rupture amoureuse, entre un architecte vieillissant, André Vannier, et une jeune monteuse de cinéma, Lucie Bogaert ; celui du cancer foudroyant de David Markle, et de son agonie ; celui du roman familial de la jeune Sophia Kleffman et de sa grenouille Betty, dont le père, Clark, militaire américain en mission en Afghanistan, cache de sombres secrets ; celui du roman judiciaire de Joanna Woods, avocate noire de Philadelphie, qui doit défendre la Big Pharma ; celui du roman réaliste de la vie de Slimboy (Femi Amhed Kaduna), rappeur homosexuel à Lagos, au Nigeria ; celui d’Adrian (Miller) et de Meredith (Harper), professeurs de mathématiques avancées à l’Université Princeton, au New Jersey ; et celui d’une Juliette (Adriana Becker), que nous découvrirons plus tard, à la recherche de son Roméo, dans cette « histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ».

Ces personnages plus vrais que nature, réunis par le plus grand des hasards, nous les retrouvons dans les volets suivants, aux prises avec de fortes turbulences, dans « la ligne du temps ». Impossible d’éclairer davantage le futur lecteur, sans déflorer le suspense, sans divulgâcher les nombreuses surprises qui l’attendent.

Ce roman, qui exige un effort d’attention et de patience (« Combien de récits simultanés un lecteur consentirait-il à suivre ? » p. 173), sous ses apparences trompeuses (pastiches accrocheurs, rebondissements de l’action, dédoublements saugrenus, clichés humoristiques), n’en recèle pas moins des analyses judicieuses sur notre époque, les deux Amériques de Donald Trump, les crises climatique et environnementale, les fanatismes religieux, pimentées de nombreuses réflexions philosophiques.

Véritable page-turner, ce roman, construit comme un jeu de matriochkas (poupées russes), est l’œuvre, ne l’oublions pas, d’un oulipien virtuose, à l’écriture fluide, qui laisse au lecteur le plaisir de compléter textuellement la fin de l’ouvrage. (Si vous trouvez la solution, merci de m’en faire part…)

Amusez-vous bien !

 

On doit tuer le passé pour le rendre encore possible. (p. 307)

 

9/11 L’Anomalie, Oulipo, ʺPrix Goncourtʺ, ʺRoman françaisʺ