mardi 9 août 2022

LA PLUS SECRÈTE MÉMOIRE DES HOMMES / Mohamed Mbougar Sarr


 La Plus Secrète Mémoire des hommes, Paris, Éditions Philippe Rey / Jimsaan, 2021, 462 p. Prix Goncourt 2021 ; Prix Transfuge du meilleur roman de langue française 2021.

« [Ce roman] se présente comme un vaste labyrinthe de l'humain - généalogique, politique, esthétique - où l'auteur, sans nous tenir par la main, ne nous perd pourtant jamais. » Camille Laurens, Le Monde.

« Un livre-monde, qui nous entraîne à Paris, Dakar, Amsterdam et Buenos Aires, où l'on traverse les apocalypses du XXe siècle comme on croise Borges, Sábato et Gombrowicz. » Youness Bousenna, Télérama.

 

« À moi, j'entends l'écho des chiens l'Afrique est aux abois » (Catherine Major, Sahara)

 

Division en trois livres :

Livre premier : 

Première partie : La Toile de l'Araignée-mère ; Deuxième partie : Journal estival ; Premier biographème : Trois notes sur le livre essentiel.

Deuxième livre :

Première partie : Le testament d'Ousseynou Koumakh ; Deuxième biographème :  Trois cris en plein tremblement ; Deuxième partie :  Enquêteuses et enquêtées ; Troisième biographème : Où finit Charles Ellenstein ; Troisième partie : Nuits de tango par marée haute.

Troisième livre :

Première partie : Amitié - amour x littérature

                                                       _________    = ?

                                                        politique

Quatrième biographème : Les lettres mortes ; Deuxième partie : La solitude de Madag.

« En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938 : Le Labyrinthe de l'inhumain. On a perdu la trace de son auteur, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », depuis le scandale que déclencha la parution de son texte. Diégane s'engage alors, fasciné, sur la piste du mystérieux T. C. Elimane, où il affronte les grandes tragédies que sont le colonialisme ou la Shoah.

[...]

Il va surtout s'attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga, détentrice de secrets, et la fugace photojournaliste Aïda... » (4e de couverture)

 

« Un livre-monde », qui charrie les fleuves de l'Histoire et de l'Humanité, dans un véritable labyrinthe littéraire, thème central de cette oeuvre et de ces multiples fugues. Fugues dans le Temps, dans le Récit, dans l'Espace, rien ne rebute Mbougar Sarr, écrivain à la plume dionysiaque, philosophique, sociologique, politique, ethnologique, historique et critique.

Que le lecteur se le tienne pour dit ! L'enquête menée par Diégane ne sera pas de tout repos. D'ellipses en logorrhées, le lecteur se sentira, à maintes reprises, dérouté par l'identité incertaine des différents narrateurs et narratrices, comme si le narrateur principal (l'auteur ?) se cachait derrière eux. Entre des pages jouissives sur la littérature et le monde littéraire, des contes africains, des récits ethnologiques sur les Sérères*, des extraits d'un journal intime, des SMS, se glissent de nombreuses pages dénonciatrices du colonialisme, des rapports complexes entre colonisateur et colonisé, ainsi que de la corruption et de la bêtise des élites politiques africaines. L'auteur n'est tendre ni avec les Africains ni avec les Occidentaux...

 * « Les Sérères sont un peuple d'Afrique de l'Ouest, surtout présent au centre-ouest du Sénégal, du sud de la région de Dakar jusqu'à la frontière gambienne. Ils forment, en nombre, la troisième ethnie du Sénégal, après les Wolofs et les Peuls ; environ un Sénégalais sur six est d'origine sérère. » (Wikipédia)

 Le narrateur joue à cache-cache avec ses personnages, laissant une grande part de parole et d'action à des femmes africaines, particulièrement à Marème Siga D., « l'ange noir de la littérature sénégalaise », d'une soixantaine d'années, ayant rompu toutes les amarres avec son pays d'origine.

Une écriture tout à la fois lyrique, poétique, maraboutique, logorrhéique, alternant avec des épisodes fantasmatiques de baises torrides, de folies meurtrières, qui n'hésite pas à utiliser un langage provocant, cru et vulgaire, qui détone à tout coup. Bref, un monument littéraire qu'il est difficile d'appréhender d'un seul bloc, dont il faut faire le tour à maintes reprises pour penser parvenir à en saisir toutes les aspérités, toutes les vérités.

Extraits :

« [...] n'essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est. Ne retombe plus jamais dans le piège de vouloir dire de quoi parle un livre dont tu sens qu'il est grand. Ce piège est celui que l'opinion te tend. Le gens veulent qu'un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité, [...] c'est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n'a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » (p. 50)

« [...] ah, ces glorieux aînés, ah, ah, mais étaient-ils les seuls coupables ? [...] on appelait à la barre leurs ignobles complices : d'abord une part de leur lectorat africain, que nous assassinions aussitôt d'un verdict lapidaire : pire lectorat du monde, qui ne lit pas, qui est paresseux, caricatural, intransigeant comme seule une minorité pouvait l'être, toujours avide d'être représenté alors qu'il est irreprésentable ; ensuite venaient leurs lecteurs occidentaux (osons le mot : blancs), parmi lesquels beaucoup les lisaient comme on fait charité, aimant qu'ils les divertissent ou leur parlent du vaste monde avec cette fameuse truculence naturelle des Africains, les Africains qui ont le rythme dans la plume, les Africains qui ont l'art de conter comme au clair de lune, les Africains qui ne compliquent pas les choses, les Africains qui savent encore toucher au coeur par des histoires émouvantes, les Africains qui n'ont toujours pas cédé au fat nombrilisme où s'embourbent tant d'auteurs français, ah, les merveilleux Africains dont on aime les oeuvres et les personnalités colorées et les grands rires remplis de grandes dents et d'espoir ; [...] nous éprouvons, comme tous les écrivains sans doute, l'angoisse de ne rien trouver et de ne rien laisser, et [...] au fond c'était nous-mêmes que nous critiquions, c'était notre crainte de n'être pas à la hauteur que nous exprimions, car nous nous sentions comme dans une caverne sans issue et nous avions peur d'y mourir faits comme des rats. » (p.58-60)

« Pavé dans le marigot. Tout le monde en prit pour son grade : le pauvre Salifu et son Noir d'ébène, bien sûr, mais aussi les journalistes et les critiques, qui n'évaluaient plus les livres mais les recensaient, entérinant l'idée que tous les livres se valent, que la subjectivité du goût constitue l'unique critère de distinction et qu'il n'y a pas de mauvais livres, seulement des livres qu'on n'a pas aimés ; et les écrivains, qui avaient banni de leur travail toute exigence de langue ou de création, se contentant de produire de plates copies du réel qui ne demandaient aucun effort poussé à l'abstraction omnipotente et tyrannique qui s'appelait le « Lecteur » ; et la masse des lecteurs, qui cherchaient dans les livres un plaisir facile, divertissant, cousu d'émotions simples moulées dans des phrases simplifiées - celles [...] qui excédaient rarement neuf mots, ne s'écrivaient toujours qu'au présent de l'indicatif et bannissaient toute subordonnée ; et les éditeurs, valets du marché, occupés à susciter et vendre des produits formatés plutôt que d'encourager la singularité littéraire. » (p. 63)

« [...] on peut nous soupçonner de ne parler autant de littérature que parce qu'on ne sait pas en faire, ou que notre univers littéraire est vide. Il y a tant de soi-disant écrivains qui se révèlent plus doués pour commenter la littérature que pour écrire vraiment, tant de poètes qui cachent la pauvreté de leur création derrière des gloses littéraires savantes, des références, une citationnite aiguë, une érudition creuse... [...] passer nos soirées à parler de livres, à discuter du milieu littéraire et de sa petite comédie humaine, peut paraître suspect, malsain, ennuyeux, voire triste. Mais si les écrivains ne parlent pas de littérature, je veux dire, s'ils n'en parlent pas de l'intérieur, en praticiens, en hantés et en habités, en amoureux, en fous, en folles furieuses, ceux et celles pour qui elle signifie l'essentiel, même si l'essentiel se déguise parfois en anecdote ou en futilité, qui le fera ? C'est peut-être une idée insupportable, dégueulasse et bourgeoise, mais il faut l'accepter. C'est ça notre vie : essayer de faire de la littérature, oui, mais aussi en parler, car en parler est aussi la maintenir en vie, et tant qu'elle sera en vie, la nôtre, même inutile, même tragiquement comique et insignifiante, ne sera pas tout à fait perdue. Il faut faire comme si la littérature était la chose la plus importante sur terre ; il se pourrait parfois, rarement mais tout de même, que ce soit le cas et que certains doivent en attester. Nous sommes ces témoins [...]. » (p. 66-67)

« Aucun écrivain africain établi ici ne l'avouera publiquement. Chacun niera, en accompagnant sa déclaration d'une pose rebelle. Mais au fond, cela fait partie des rêves de beaucoup d'entre nous (pour certains, c'est même LE rêve) : l'adoubement du milieu littéraire français (qu'il est toujours bon, dans sa posture, de railler et conchier). C'est notre honte, mais c'est aussi notre gloire fantasmée ; notre servitude, et l'illusion empoisonnée de notre élévation symbolique.

[...]

[...] méfiez-vous, vous écrivains et intellectuels africains, de certaines reconnaissances. Il arrivera bien sûr que la France bourgeoise, pour avoir bonne conscience, consacre l'un de vous, et l'on voit parfois un Africain qui réussit ou qui est érigé en modèle. Mais au fond, [...] vous êtes et resterez des étrangers, quelle que soit la valeur de vos oeuvres. Vous n'êtes pas d'ici. » (p. 72)

« Tu voudrais n'écrire qu'un livre. Tu sais au fond de toi qu'il n'y en a qu'un seul qui compte : celui qui engendre tous les autres ou que ceux-ci annoncent. Tu voudrais écrire le biblicide, l'oeuvre qui tuerait toutes les autres, effaçant celles qui l'ont précédée et dissuadant celles qui seraient tentées de naître à sa suite, de céder à cette folie. En un geste, abolir et unifier la bibliothèque.

Mais tout livre visant à l'absolu s'élit à l'échec ; et c'est dans la vision lucide de cet échec prochain que bat le coeur ardent de l'entreprise. Désir d'absolu, certitude du néant : voilà l'équation de la création.

La funeste prétention du livre essentiel est de cercler l'infini ; son désir, d'avoir le dernier mot face au long discours dont il est la plus récente phrase. Mais il n'y a pas de dernier mot. Ou, s'il y en a un, il ne lui appartient pas, puisqu'il n'appartient pas aux hommes. » (p. 119)

« Le livre essentiel s'écrit avec la langue des morts;

Le livre essentiel s'inscrit dans le temps de l'oubli ;

Le livre essentiel souscrit à l'imprésence (ni présence ni absence).

[...]

Le livre essentiel ne s'écrit pas. » (p. 120)

« N'étais-je pas moi-même dans une sorte de livre policier, plongée dans une enquête littéraire remplie de brumes, où un écrivain avait disparu sans laisser de traces ? » (p. 222)

« Il voulait rendre hommage à toute la littérature des siècles qui l'ont précédé ? [...] On a tenu pour un plagiat minable ce qui était une longue référence, et personne n'a vu qu'il était riche avant d'avoir emprunté quoi que ce soit. » (p. 422)

9/10 "Prix Goncourt", Labyrinthe, Sénégal, "Roman africain", Afrique, Colonialisme, Shoah, Littérature