dimanche 11 décembre 2022

CLARA SANS MAJUSCULE / Danièle Simpson

clara sans majuscule, Montréal, Lévesque éditeur, coll. « Réverbération », 2021, 336 p.

Les mots pour le dire

« [...] s'agit-il de sa vérité ou de celle de ses enfants [...] ? » (p. 11)

Sous la tutelle de René Char : « « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux. » » (p. 60), ce roman « familial » plonge ses racines dans l'autofiction. Le lecteur saisit rapidement que, sous le jeu de l'écriture, se déroule le drame d'une femme, Clara Voyer, qui choisit de fuir à Paris, loin de ses trois enfants, jeunes adultes montréalais, pour « voir clair » en elle-même.

Sans doute mauvais lecteur suis-je, compte tenu d'une longue amitié avec l'auteure, depuis près d'une vingtaine d'années. Sous les prénoms d'emprunt et les descriptions, je ne peux m'empêcher de reconnaître des personnages réels, des faits et gestes racontés par l'auteure. Seule la golden rétrieveur, Pénélope, conserve son identité propre (rappel d'une autre Odyssée ?). Cela avoué, point n'est besoin de pouvoir tisser des liens entre le réel et la fiction, puisque nous sommes bel et bien dans un univers romanesque, transformé, dans l'écrin du Marais et du café Au Vieux Chagrin, où Clara se réfugie presque quotidiennement, pour y écrire un article sur le droit d'auteur, en réalité pour s'échapper d'elle-même et de ses deux plus jeunes, qui menacent de la rejoindre à Paris.

Dans cet espace quasi mythique (hommage à Jacques Poulin et à son roman d'amour, Le vieux chagrin, qui « traite de l'amour passionné entre l'homme et la femme, un amour qui est vu comme un rêve, mais aussi de l'amour familial, celui-ci étant plutôt réel »), Clara y fera de nombreuses rencontres, dont celle d'un auteur suisse de science-fiction, Jean-Christophe Lallemand, avec qui elle développera une liaison amoureuse et littéraire, après des retrouvailles avec un ancien amant, Dominique Le Guillec, lorsqu'elle vivait à Paris, vingt-cinq ans plus tôt, retrouvailles auxquelles pourrait s'appliquer la célèbre sentence de Stéphane Mallarmé :  « La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres. - Fuir ! là-bas fuir ! » 

Dans ce Paris touristique, historique et littéraire que nous parcourons avec les yeux de Clara, un bel hommage est rendu à Marie de Rabutin-Chantal, Madame de Sévigné, marquise et mère de Françoise, comtesse de Grignan. Quant au Vieux Chagrin, il est aussi le lieu où Jeanne, la patronne pied-noir, dénonce le colonialisme de la France et trace un parallèle entre l'Algérie et la Nouvelle-France.

Dans ce roman où l'écriture se fait introspective, fouille les replis du coeur et de la mémoire, les liens du passé, de l'amour, de l'amitié et de la maternité, s'insèrent cinq courts textes en italique, de petits bijoux, sur Romain, les jumeaux Gabriel et Alexia (les enfants de Clara), et sur sa mère et son père, qui sont autant d'épines au flanc de la narratrice. Roman sur l'écriture elle-même, sur les mots, avec qui « [...] elle s'applique à souler le temps [...] pour détourner son attention du danger qu'il pourrait à tout instant muer en tragédie. » (p. 11), et les nombreux jeux de mots, qui reviennent parfois avec trop d'insistance, mais surtout roman construit sur des dialogues incisifs, mordants, puissants, véridiques, entre Clara et ses amants et son ex, entre Clara et ses enfants. Dommage que l'auteure n'ait point inscrit encore le théâtre à son palmarès.

Roman à n'en point douter, avec ses nombreuses péripéties et sa fin rocambolesque, roman impudique, sans fard, qui questionne brillamment les idées reçues sur la maternité et la famille car, que l'on ait des enfants ou non, nous avons tous une mère et, pour la plupart, une famille.

« On peut critiquer les mères, mais pas l'état, qui doit être considéré comme sacré ou presque. Pourtant... On se plaît à imaginer les mères en personnages aimants alors que, dans les faits, elles ne sont que des personnages, au sens où elles font partie d'une fiction. Mais cette fiction est essentielle : elle permet à l'enfant de se fondre dans un autre être pour reporter à plus tard le choc de la solitude. C'est sans doute la raison pour laquelle on veut tant que les femmes incarnent tout au long de leur vie la mère idéale, pour que l'illusion demeure. Autrement, comment leur pardonner de donner, en même temps que la vie, la peur, la souffrance et la mort ? Ce n'est peut-être que justice qu'on exige d'elles un amour absolu, aujourd'hui encore plus qu'hier puisqu'elles peuvent choisir d'avoir ou de ne pas avoir d'enfants. S'il fallait qu'elles aient en plus le droit de n'être pas parfaites, où irait-on ? (p. 169)

« - Mais non, je ne regrette pas ! Leur enfance, c'était fabuleux ! Voir avec leurs yeux, écouter leurs rires, suivre leurs découvertes, c'est rafraîchir la vie, recommencer à zéro. Jamais je ne pourrais le regretter. Mais le désir d'enfant vient d'un rêve, et les adolescents difficiles n'en font pas partie, ni les enfants malades ou handicapés, ni les pères morts ou absents, ni la solitude monoparentale. Ça, c'est la réalité, et elle est triste. Il faut être courageux, perspicace, inventif, souple, et moi, je ne suis pas tout ça. Je suis seulement une clara sans majuscule. » (p. 266)

Maternité, Écriture, Famille, Colonialisme, "Jacques Poulin", "Madame de Sévigné", "Le vieux chagrin", Algérie