dimanche 12 février 2023

BEYROUTH-SUR-SEINE / Sabyl Ghoussoub


Beyrouth-sur-Seine
, Paris, Éditions Stock, 2022, 316 p., ill.

Prix Goncourt des lycéens 2022. Élu par un jury de 1 500 lycéens.

 

« Il y a un moment où les mots s'usent. Et le silence commence à raconter. » Khalil Gibran

 

« Né à Paris en 1988, dans une famille libanaise, Sabyl Ghoussoub tient la chronique littéraire « Quoi qu'on en lise » dans le quotidien francophone libanais L'Orient-Le Jour. De 2011 à 2015, il a dirigé le Festival du film libanais à Beyrouth. » (4e de couverture)

 « Chaque matin, je m'assieds à ma table de travail, face à mon écran et j'écris sur mes parents et ma famille. Je reste de longues heures avec eux. Moi qui, depuis des années, fuyais éperdument les réunions familiales, je ne fais plus que passer du temps avec eux tous. Alone Together. Il est vrai que je choisis de qui je veux parler et comment. Je supprime des membres de la famille. Je change le sexe d'un protagoniste. J'invente et je modifie ce que je veux dans leur vie. Je trouve du réconfort dans cette famille imaginaire. » (p. 139)

Et, pourtant, rien ne semble plus véridique, plus vraisemblable que ce récit d'un double exil, du pays d'origine et du pays d'accueil.

Les guerres au Proche-Orient : Liban, Syrie, Irak, Iran : 1975-1990

Vous n'êtes pas seul.e à vous perdre dans l'appréhension, dans la compréhension de ces guerres fratricides entre chrétiens, musulmans chiites ou sunnites, phalangistes, communistes, milices de gauche, fedayin palestiniens, djihadistes...

« La vie de mes parents, c'est comme la guerre du Liban. Plus je m'y plonge, moins je comprends quelque chose. J'arrive à situer les protagonistes, quelques moments marquants me restent, puis, ensuite, je me perds. Trop de dates, d'événements, de trous, de silences, de contradictions. » (p. 213)

Ce paradis perdu, qu'était le Liban, est mis en récit par le narrateur qui interroge avec acharnement son père, poète-dramaturge-metteur en scène-journaliste-traducteur, et sa mère, pivot central de la famille, incluant grands-parents, oncles, tantes, frères, soeurs, cousins et cousines. Né à la fin de cette période, le fils ne peut que s'appuyer sur les dires et les souvenirs troués, transformés de ses géniteurs.

« « Il n'y a rien de plus important que la famille, Sabyl, me répète-elle, et tu sais, les gens comme nous, les exilés, les étrangers, il ne nous reste que la famille pour nous protéger, nous retrouver, nous réfugier. C'est notre safe place. Sans ça, nous ne sommes plus rien. Ici, nous ne connaissons personne, nous n'avons aucun passe-droit, ne l'oublie jamais. » » (p. 299)

Tout troublant, triste et horrifiant qu'il puisse paraître, ce roman n'en demeure pas moins transcendé par l'écriture, par sa structure, qui vogue allègrement des années mille neuf cent soixante-dix aux années deux mille vingt, structure fragmentée par les sauts dans le temps, les allers-retours (Paris-Beyrouth, ville-campagne, mer-montagne), et, surtout, par un humour noir, un rire cynique portés par les propos et les actions du père et de la mère, personnages d'une pièce absurde, écrite par les fous de Dieu.

L'histoire de ses parents est aussi celle de la France et du Liban, de Paris et de Beyrouth. À la fin des années mille neuf cent soixante-dix, Paris était l'épicentre de la presse et du monde intellectuel arabe. Dans les années quatre-vingt, plus de quarante journaux arabes, dont trente libanais, faisaient de Paris un Beyrouth-sur-Seine.

La question éternelle, celle du déracinement, bien qu'elle court tout au long du roman, demeure sans réponse :

« - Je suis né ici.

- Tu dis toujours qu'ici ce n'est pas chez toi !

- Mais là-bas non plus ce n'est pas chez moi. » (p. 294)

Le narrateur, le fils, qui n'aura vécu ces événements que par ouï-dire, ne prend partie pour aucune cause, renvoie l'ensemble des bellicistes à leurs turpitudes et à leur responsabilité réciproque, ne manquant pas de rappeler les pires atrocités commises par chaque camp, à la suite de l'invasion israélienne du Liban à l'été 1982 : l'attentat de la rue Des Rosiers, à Paris, en août,  l'assassinat de Bachir Gemayel, en septembre, suivi, deux jours plus tard, des massacres de Sabra et Chatila par les forces chrétiennes libanaises, sous le regard impassible des Israéliens.

« Aller à l'encontre des siens me semble être l'une des seules positions politiques respectables. » (p. 221)

Appelé à la barre, le poète palestinien, Mahmoud Darwich, témoigne à son tour de l'indicible :

« Je n'aime personne, je ne hais personne, je ne veux personne. Je ne sens rien, ni personne. Je suis sans passé ni avenir. Sans racines ni branches. Seul comme cet arbre abandonné sur un rivage ouvert au vent du large où se déchaîne la tempête. » (p. 164)

Si la situation libanaise semble sans issue (l'explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, en est le point d'orgue), l'auteur demeure, en dépit de tout, porté par l'amour qu'il porte inexorablement au pays de son coeur, car « le Liban, c'est mes parents ».

Bhebkon baba w mama. (p. 307)

9,5/10 Roman, Liban, Proche-Orient, Paris, Beyrouth, Famille, Guerre, Terrorisme, "Prix Goncourt des lycéens", "Mahmoud Darwich"